Victorine Monniot, Anne-Mary Grondin de Lagrange, Claire Bosse, Clélie Gamaleya, Aimée Pignolet de Fresne, Camille Jurien, Delphine De Villèle, Scolastique Mallet, Catija Patel Mogalia, Noëline Arzeux, Lucie Souprayen Cavery, Noëline Arzeux, Jeanne Paule Honorine Visnelda, Inselle Amelin, Alice Pévérelly, Marie Thérèse de Chateauvieux, Marie Hélène Técher, Angèle Mac Auliffe, Iris Hoarau, Odette Roche, Scholastique Javel, Marie How-Choong… Marie Fock Yee – Michnick, ses femmes, Bourbonnaises – Réunionnaises, ont toutes en commun d’avoir participé activement à l’essor de la société réunionnaise.
«Personnellement, depuis mon enfance,
j’ai toujours été attirée par la différence…»
Marie FOCK YEE est née en 1940 à La Réunion dans une famille de commerçants immigrés de Chine. Elle épousa un fils d’immigrés polonais, Jean Michnick. Retraitée de l’Education Nationale, elle a eu une carrière aussi atypique qu’exceptionnelle.
Marie FOCK YEE – MICHNICK a été directrice du CROUS de la Réunion de 1985 à 2003, présidente de l’ODC, Office départemental de la Culture, de 1997 à 2009. Elle a fortement marqué de son empreinte l’Histoire de la Réunion, de l’Océan Indien.
Elle a bâti le CROUS de la Réunion, a œuvré à son expansion dans le sud et au développement universitaire réunionnais et océan indien. De toutes les réalisations effectuées, La Cité Internationale et la salle culturelle Vladimir Canter étaient la fierté de Madame Marie FOCK YEE – MICHNICK.
L’Histoire de Madame Marie FOCK YEE – MICHNICK est intimement liée à celle du CROUS de la Réunion et des étudiants de la Réunion – de l’Océan Indien.
En tant que représentant élu des étudiants, dans différents conseils de l’Université de la Réunion, CA – CEVU – faculté des sciences, au CROUS dans le conseil de résidence, pendant de nombreuses années, sur la période 1991 – 2000, j’ai partagé avec Madame Marie FOCK YEE – MICHNICK la grande aventure du développement du CROUS et du monde universitaire à la Réunion. J’ai été témoin de la force, de l’énergie, déployées par Madame Marie FOCK YEE – MICHNICK, d’une grande humanité, pour l’accueil, l’accompagnement – le bien être – la réussite des jeunes étudiants réunionnais et de l’océan indien.
« Mon pays est là où je suis né, là où j’ai grandi :
C’est là où je vais continuer à vivre »
Madame Marie FOCK YEE – MICHNICK a servi la jeunesse Réunionnaise et celle de l’Océan Indien. Les étudiants l’appelaient affectueusement « Madame MICHNICK ». Elle nous disait constamment « Dans la vie, il faut se battre. Ne vous fiez pas aux autres ; c’est par votre travail que vous arriverez à un résultat et ne vous arrêtez pas à vos acquis : continuez parce qu’il faut toujours faire mieux et aller de l’avant ».
Il était de notre devoir, nous, Réunionnais – Etudiants Réunionnais et de l’Océan Indien, de trouver un lieu digne de « Madame MICHNICK », Grande Dame Créole, au parcours exemplaire et inspirant, faisant écho à son engagement.
Mardi 19 septembre 2023, la résidence universitaire « Cité Internationale » sur le campus du Moufia sera dénommée « Cité Internationale Marie FOCK YEE – MICHNICK ».
Ce projet de dénomination a été enclenché, le 8 décembre 2021, lors d’un entretien, avec Madame La Rectrice de la Région Académique Réunion, Présidente du Conseil d’administration du CROUS de la Réunion, Chantal Manès-Bonnisseau.
Madame Marie Fock Yee – Michnick était encore des nôtres… Le temps a été trop court. Madame Marie FOCK YEE – MICHNICK nous a quittés le 9 juin 2022.
Je remercie Madame La Rectrice de la Région Académique Réunion, Présidente du Conseil d’administration du CROUS de la Réunion, Chantal Manès – Bonnisseau, pour son accompagnement et l’approbation de la délibération du conseil d’administration du CROUS de la Réunion du 14 décembre 2022.
A travers des extraits de deux entretiens(2) réalisés en mai 2007 par Pascal David, journaliste, avec Madame Marie Fock Yee – Michnick, sur la thématique, Religions et Laïcité à la Réunion, je vous invite à découvrir les rêves et les aventures de Madame Marie Fock Yee – Michnick.
Pascal David : Parmi les choix que vous avez dû faire, qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?
– Marie FOCK YEE – MICHNICK : Par ma naissance, si j’avais suivi le cours des choses, j’aurais eu une vie très différente de celle que j’ai eue en réalité. Descendante d’immigrés, j’ai vécu dans un milieu très fermé, aussi “chinoise” que si j’étais née dans le village de mes parents : ça n’aurait pas été différent. Pour que je m’insère dans la société réunionnaise, que j’évolue différemment hors du milieu qui m’étouffait, il a fallu que je me fasse violence, que je fasse violence à ma famille. En définitive, je m’en suis sortie.
« je ne pouvais pas libérer une énergie qui aurait pu être créatrice.
J’étouffais. Je ne pouvais pas m’épanouir. »
Dans la société réunionnaise de votre enfance, les choses étaient très cloisonnées, n’est-ce pas ?
– Nous étions dans un milieu très fermé, sans relation avec l’extérieur. Nous étions pourtant entourés de familles réunionnaises, métropolitaines ou autres, mais nous n’avions pas de relation avec elles. Placée sous le joug de traditions surannées, dans une condition sociale inique, je ne pouvais pas libérer une énergie qui aurait pu être créatrice. J’étouffais. Je ne pouvais pas m’épanouir. J’ai vécu comme ça, tout en recevant une éducation traditionnelle chinoise, jusqu’à l’âge de 20 ans, un peu avant la majorité de l’époque. Jusqu’au moment où mon père, qui avait toujours l’idée de rentrer au pays, m’a dit : “Toi qui es l’aînée des filles, parmi mes premiers enfants, tu vas rentrer à la maison”. En chinois, hué kwaï est équivalent à “go home” en anglais. Du haut de mes 20 ans, je me disais “hué kwaï… hué kwaï…” comment pourrais-je rentrer chez moi ? Je suis ici chez moi, dans mon pays ! Alors là, mon père m’a fait miroiter une très belle situation en Chine, un très beau voyage, une belle pension… A cet âge-là, je n’avais pas de soucis matériels, je vivais au jour le jour. Accompagnée de deux cousines, j’ai été embarquée sur un bateau, pendant un mois. Direction, Chine.
Où en Chine exactement ? En quelle année ?
– C’était en 1960 : retour au pays de mes parents, dans leur village, à Shunde, près de Foshan (à Guandzou-Canton). Pendant toute mon enfance, j’avais été éduquée dans les traditions de ce pays. Je l’ai découvert. J’ai été très bien accueillie par la famille sur place, qui m’a hébergée. Mao, arrivé au pouvoir depuis quelques années, commençait à préparer la Révolution Culturelle. J’ai participé aux événements, pendant un an. J’ai vu se multiplier des actions révolutionnaires, j’ai appris des chants, participé aux réunions. J’ai été à l’école… Jusqu’au jour où la nostalgie de mon pays a été trop forte. Sans rien dire à mes parents, j’ai repris le bateau pour revenir à La Réunion.
Ce que vous avez vécu est assez extraordinaire… Mais avant d’en venir à votre période chinoise, je voudrais vous demander de revenir sur vos vingt premières années à La Réunion, dans une famille d’immigrés chinois. Vous disiez tout à l’heure que vous aviez vécu comme s’ils avaient emporté la Chine avec eux ?…
– Mes parents vivaient très refermés sur eux-mêmes. Ils étaient importateurs de métier et fournissaient tous les petits commerces de l’île, tenus à 90% par des Chinois. Et donc nous n’avions de relations qu’avec des Chinois. Même la comptabilité du commerce était faite en chinois. Nous étions coupés du milieu réunionnais. Nous n’avions de relations ni avec le voisinage, ni avec le milieu scolaire. A 7-8 ans, je n’avais pas droit à l’école de la République. Ma mère avait essayé de m’inscrire à l’école Joinville. Il y avait une queue immense. Lorsque mon tour est arrivé, la directrice a dit qu’il n’y avait plus de place et qu’elle me mettait sur une liste d’attente. Puis, en aparté, elle a dit à ma mère : « Vous les Chinois, vous avez une culture ; vous avez des moyens. Organisez-vous, ouvrez vos propres écoles. Laissez l’école de la République aux indigents et faites vos écoles séparées ».
C’est ainsi qu’on vous parlait autrefois… Jusqu’à quand a duré ce système ?
– Je devais avoir dans les douze-treize ans. Dans notre voisinage, vivait une femme de gendarme qui nous voyait jouer dans la rue, dans le quartier de la cathédrale où nous habitions. Elle voyait que nous n’allions pas à l’école comme il faut et un jour, elle est venue voir ma mère en lui disant : « Je vais vous emmener inscrire vos enfants ». C’est elle qui nous a fait inscrire ; elle a été notre bienfaitrice. C’est ainsi que je suis allée à l’école à l’âge de 13 ans. Je ne parlais ni français, ni créole. Mais vu mon âge, on m’a mise tout de suite en Cours moyen 2. Quand je suis arrivée dans la classe, la maîtresse était en train de faire un contrôle de dictée. Tout de suite : papier, crayon… dictée ! J’ai écrit comme j’entendais, très sommairement. A la correction, la maîtresse a pris ma copie, l’a montrée du doigt et a lu et énuméré toutes les fautes… Je n’avais pas honte : je ne savais pas ce qu’était la honte. On se moquait de moi et je ne savais pas que c’était de la moquerie. Je riais avec les autres ! La maîtresse me disait : « Mais, il n’y a pas de quoi être fière, mademoiselle ! » Et tout de suite, elle m’a renvoyée à la directrice, qui m’a mise à un autre niveau, plus bas.
En vous écoutant, on se demande ce qu’était cette “République” – dont vous deviez bien entendre parler autour de vous – et la laïcité : quelle réalité avaient-elles pour votre famille ?
– A l’époque, nous étions des étrangers. Le traitement des étrangers n’était pas ce qu’il est aujourd’hui, loin de là. Bien que nés dans le pays, nous n’avions pas le “droit au sol” et on nous le faisait sentir, dans la vie quotidienne. On nous rappelait constamment notre différence, en se moquant de nous dans la rue : on nous traitait de “chintoque”. Et lorsque nous nous retrouvions entre petits copains, pour parler chinois, on nous disait : “Arèt koz langaj” ! Mais nous ne savions pas parler autrement. Cela nous faisait taire et dans la rue, nous ne parlions pas. Dans toutes les circonstances, on nous faisait sentir que nous n’étions pas comme les autres. A l’école Joinville, par exemple, un jour, je jouais dans la cour de récréation. Il y avait un terrain réservé aux jeux. J’avais un petit peu dépassé la limite ; la maîtresse – je ne dirai pas son nom – m’a prise par la peau du cou et m’a dit : « Je te renvoie en Chine, tu vas voir ». A cet âge, je prenais tout pour argent comptant et j’ai dit à mon père : « Je ne veux plus aller à l’école ». Autre chose, encore, sur notre différence. Ma sœur et moi, nous faisions le trajet de la maison jusqu’à l’école, à pied. Nous remontions la rue Juliette Dodu et au coin de la rue Alexis de Villeneuve et Juliette Dodu, il y avait à l’époque une pharmacie, où officiait un préparateur, qui avait une fille – une grande fille, qui devait avoir 18 ou 20 ans. Elle était beaucoup plus âgée que nous. Et à chaque fois que ma sœur et moi contournions l’angle pour prendre la rue Juliette Dodu, vers 13h15, elle ouvrait la porte – elle nous attendait – et avec sa copine, elles nous suivaient tout le long de la rue et elles nous frappaient. Jusqu’à l’école. A la maison, nous l’avons dit aux parents. Mais dans leur condition d’étrangers, ils n’osaient pas réagir. Ils ont dit à mon frère de nous accompagner sur le chemin. Mon frère l’a fait. Un jour, il s’est équipé de son casque colonial, de ses chaussures (à l’époque, nous n’en portions pas), de son petit short et de sa plume… Et il nous a suivies. Comme d’habitude, les deux filles de la pharmacie ouvrent la porte, nous suivent et commencent à nous taper. Et mon frère est intervenu : il les a menacées et il leur a fait peur. Du coup, il s’est formé un attroupement. Tous les petits créoles qui allaient à l’école comme nous, nous ont entourés et ont assisté à la bagarre entre mon frère et les deux grandes filles. On les entendait qui disaient : “Bien sûr, ti chinetoque va gagner puisqu’il est armé !” Mon frère a tout au plus réussi à leur faire peur et nous avons eu la paix !
Dans votre milieu familial, quelles étaient les valeurs transmises par vos parents ? Quel souvenir gardez-vous de l’ambiance familiale, au-delà de l’isolement ?
– Dans la famille, on nous préparait au retour. Notre éducation était entièrement basée sur le retour au pays (hué kwaï). Tous les soirs, mon père nous donnait des leçons philosophiques : sur la tradition, la façon de vivre. En particulier, il nous montrait comment devenir “un homme de bien”. On ne nous a jamais parlé de religion ; l’éducation religieuse n’existait pas. On nous parlait des paroles de Confucius – que nous devions retenir – de la piété filiale, qui est la clef de voûte du système d’éducation, de gouvernance et de l’art de vivre chinois. Pour être un homme de bien, il faut chercher la voie, faire preuve de la capacité à conforter les autres ; pour un gouvernant, c’est la capacité à donner la paix et le réconfort au peuple. Tout est centré autour de la notion de “Ren” (la personne) – qui est la base de la vertu et de l’honnêteté : loyauté envers soi-même et envers les autres ; fidélité à la parole donnée, qui rend un homme digne de confiance. Donc, nous devions vivre sur ces idées. Et tous les soirs, après notre leçon de boulier, mon père nous disait : « Dans la vie, il faut se battre. Ne vous fiez pas aux autres ; c’est par votre travail que vous arriverez à un résultat et ne vous arrêtez pas à vos acquis ; continuez parce qu’il faut toujours faire mieux et aller de l’avant ».
“L’éducation religieuse n’existait pas” avez-vous dit : pas même le culte aux ancêtres – que l’on présente ici comme “la religion des Chinois ” ?
– Ah si, bien sûr ! Mais le culte des ancêtres n’est pas une religion. La religion chez nous n’a pas la même définition qu’en Occident. Dieu, on ne sait pas ce que c’est : ni comment il s’appelle, ni comment il existe… On ne connaît pas ! Par contre, à partir de la piété filiale, on nous apprend l’adoration des ancêtres, l’adoration des parents : on doit leur obéir et les suivre, que leur raisonnement soit juste ou non ; ils ont toujours raison parce qu’on leur doit la vie. De ce fait, on leur doit un culte. Le culte des ancêtres dit que, puisque Dieu est loin et absent et le ciel, inaccessible… nos Ancêtres, qui sont morts, sont peut-être près de lui. On se sert d’eux pour transmettre nos souhaits à une force divine, s’il en existe une. Ils sont nos intermédiaires auprès du Ciel. Il faut les vénérer, eux et nos parents parce que, sans eux, nous n’existerions pas. Il y a des cérémonies et des rites qui, deux fois l’an, rappellent la mémoire des ancêtres. Mais sans prières, sans vœux comme il y en a dans les religions. C’est par respect envers des gens à qui nous devons la vie. Et le rite est très important : c’est la clef de voûte de l’édifice social dans le système chinois. Le rituel est ce qui marque la différence entre les civilisés et les barbares. On trouve ces rites dans toutes les activités de la vie courante, dans le mariage, dans la diplomatie et les négociations…
Les “Barbares”, ce sont ceux qui n’ont pas de rites ?
– Les Barbares sont ceux qui… ne nous ressemblent pas, qui sont violents… Ce sont les “attaquants”. On les appelle aussi les “diables” ; ils ne font pas partie des humains.
«Personnellement, depuis mon enfance,
j’ai toujours été attirée par la différence…»
Vous parlez-là de la façon dont on perçoit les étrangers, en Chine… Et vous aviez cette culture-là, à La Réunion ? Est-ce que vous voyiez le reste de la société comme des Barbares et des diables ?
– Avec la culture que j’avais reçue, lorsque je me suis trouvée en Chine, en 1960, je n’étais pas dépaysée du tout ! Je me sentais à l’aise. J’étais comme chez moi. D’ailleurs, les Chinois ne pouvaient pas deviner à ma mine, ni à mon comportement, ni à ma langue, que je venais de l’extérieur. J’étais comme les autochtones. Personnellement, depuis mon enfance, j’ai toujours été attirée par la différence, le monde moderne européen… Souvent, ma mère me disait : « Toi, tu n’es pas des nôtres. Tu dois être une “Zorey” réincarnée chez nous ! » A l’époque, il y avait très peu de Zorey à La Réunion. Quand il en passait un dans la rue – ou un couple de zorey – tout le monde sortait pour les regarder. C’était si rare !
Un jour, je devais avoir 7 ou 8 ans, un couple de zorey est passé devant notre commerce. Mon père nous a appelés. Je ne me suis pas contentée de les voir passer, je les ai suivis, assez loin, jusqu’en haut de la rue Jean Chatel. Je voulais savoir comment ils respirent, comment ils parlent, comment ils marchent, comment ils s’habillent… C’était pour moi si étrange et différent… J’avais une grande attirance vers ce qui vient de l’extérieur. Et depuis très jeune aussi, j’ai voulu sortir de mon milieu et évoluer dans un autre milieu. J’ai tout fait pour ne pas me laisser “embrigader” par la communauté. Il a fallu pour cela que j’échappe aux traditions, aux règles, au mariage forcé ou arrangé. Il m’a fallu acquérir mon indépendance. Mais comment faire quand on n’a pas de diplôme ? Je me suis inscrite à la Chambre de Commerce pour faire un CAP de sténo-dactylo. J’ai suivi les cours pendant deux ans et je suis devenue Secrétaire sténo-dactylo. Avec ce petit diplôme, je suis allée chercher un emploi… Mon père m’a presque frappée ! « Est-ce que je ne peux pas subvenir à tes besoins ? Ta voie n’est pas là, ta carrière n’est pas celle-là… Tu me suis, je ne veux pas ton mal et tu ne vas pas t’égarer ailleurs ! » Je n’ai rien dit, mais le soir, en cachette, je continuais à apprendre et j’ai aussi continué à chercher du travail. Jusqu’au jour où j’ai eu le bonheur d’être recrutée comme secrétaire, auxiliaire de bureau, au Vice Rectorat. C’était un emploi recherché à l’époque ; il n’y avait pas l’informatique… Dès lors, ma hantise a été de perdre cet emploi, en fin de contrat. Je n’étais pas titulaire. J’ai cherché par tous les moyens à être titularisée. J’étais dévorée d’ambition, je voulais aller le plus loin possible : mais comment faire, quand on n’a pas de bagage ? A côté du Vice Rectorat, il y avait la Fac de Droit. Je me suis renseignée sur ce que je pouvais faire, sans diplôme : pas de bac, rien. J’ai pu m’inscrire à la Capacité en droit. La journée, je travaillais – 42 heures par semaine, à l’époque – et le soir, je prenais mes cours, que je révisais une fois rentrée à la maison. J’ai suivi les deux années de cours, je suis sortie avec une “Mention très bien”. Le Lion’s Club m’a donné un joli chèque ! C’était appréciable, car je n’avais pas grand-chose. Après, j’ai continué en licence, jusqu’au diplôme d’avocat : sept ans d’études, en travaillant… Sans un jour de congé maladie, sinon je ne pouvais plus aller à la fac, et sans un jour de congé annuel parce que le Rectorat prélevait toutes mes absences – une heure par jour pour mes cours – sur mes congés annuels.
« J’étais dévorée d’ambition,
je voulais aller le plus loin possible :
mais comment faire, quand on n’a pas de bagage ? »
Tout cela, c’est ce que vous avez dû faire pour vous faire une place dans la société réunionnaise, à votre retour de Chine. Mais parlez-nous un peu de votre séjour dans la Chine de Mao : vous vous sentiez chez vous, avez-vous dit. En même temps, cela devait représenter une certaine rupture culturelle…?
– Je me sentais chez moi, j’étais à l’aise, parce qu’on me prenait pour une autochtone. Mais dans mon cœur, dans ma pensée, je me sentais réunionnaise. Ma pensée, ma qualité de réunionnaise ne m’ont jamais quittée. Tous les jours, je repensais à La Réunion, à ma famille ; je repensais à ma vie dans l’île. Quand je suis revenue, après environ deux ans d’absence, je n’avais rien perdu de la vie dans mon île.
Et votre vie en Chine, comment s’est-elle déroulée ?
– En Chine, j’ai d’abord débarqué à Hong-Kong, où nous avions de la famille. Elle m’a promenée et fait découvrir le pays pendant deux mois de vacances. Avec mon passeport français, je ne pouvais pas passer sur le continent. Je me suis présentée aux autorités chinoises et, à l’époque, Mao a pris une mesure d’accueil particulière pour la diaspora chinoise. Nous n’étions pas très nombreux : quelques-uns venus d’Amérique, et moi, de l’Océan Indien. On nous a donné un passeport chinois et j’ai vécu comme une Chinoise de Chine : je suis allée à l’école, aux réunions, aux champs… J’ai fait des excursions et j’ai suivi la préparation des Gardes rouges. Je ne l’ai pas été, parce que ce n’était que les prémisses. On avait des réunions très “musclées”, pour nous préparer à être de futurs Gardes rouges. Moi, je prenais cela comme un amusement ; je n’étais pas très consciente. J’ai retenu quelques leçons : de démocratie, par exemple. J’ai appris que « la démocratie, c’est très bien ; mais il ne faut pas la mettre en application tant que le peuple n’est pas déconditionné. Tant que le peuple est conditionné, ce n’est pas la peine de le faire voter, parce qu’il votera mal. On atteindra la démocratie le jour où le peuple sera complètement déconditionné… »
Et comment avez-vous vécu, aux débuts de la Chine communiste, vos rapports avec la religion, par rapport à ce que vous aviez vécu à La Réunion ? Est-ce que c’était très différent ?
– Ce n’était pas différent, mais j’ai eu l’impression que La Réunion vivait 50 ans en arrière. Parce qu’on y a conservé des pratiques de l’ancien temps, abandonnées en Chine.
Qu’avez-vous “abandonné” et était-ce différent de ce que vous viviez à La Réunion ?
– Non, c’était la même chose, en plus développé. Mais la pratique n’existe plus. Je voulais surtout parler de quelque chose qui a attiré mon attention là-bas : le patriotisme. Les gens étaient prêts à mourir pour leur patrie. J’ai vu des gens malades, très malades même, avec un certificat médical et un congé de maladie : ils le mettaient dans la poche, sans le montrer à la coopérative et ils venaient quand même travailler. J’ai vu des gens presque mourir de faim – on était en pleine famine, on mangeait très peu, que du riz, tous les jours, avec un peu de brèdes, c’est tout ; même pas d’huile. Les gens s’en contentaient et ne se plaignaient pas. Le sentiment patriotique était à un niveau très élevé, très fort… C’était inimaginable.
Et à votre avis, ce patriotisme est quelque chose qui est lié au Culte des Ancêtres ?
– Je pense que cela a quelque chose à voir avec les traditions, avec le culte des Ancêtres aussi. Dans l’inconscient collectif, il doit y avoir quelque chose comme cela, qui guide les gens. Parce qu’il n’y avait aucune opposition au système en place. Je n’ai jamais vu ni entendu quelqu’un se plaindre. Même pas entre nous, dans l’intimité. Quelquefois, on disait qu’on mangerait bien un petit porc laqué, ou un canard ! Mais personne ne se plaignait du manque.
Mais à l’époque, aurait-on pu se plaindre ? Comme vous le disiez, il y avait la famine et Mao l’a éliminée tout de même ?
– Oui, mais pas tout de suite. La famine a duré quelques années. C’est vrai que les gens faisaient très attention. On était très encadré. On avait intérêt à marcher droit et à ne pas avoir des mots de travers. On pouvait être trahis par ses propres enfants. Quand on se parlait entre adultes, on demandait aux enfants de sortir, pour qu’ils n’interprètent pas les conversations. Mais c’était surtout préventif. Je n’ai pas vu de gens sanctionnés parce qu’ils auraient mal parlé. Cela a peut-être existé… la Chine est si vaste. Mais là où j’étais, je ne l’ai pas vu.
Combien de temps être vous restée ?
– Je suis restée un an et trois mois en Chine continentale. J’en ai eu assez et je suis retournée à Hong Kong, pour rentrer à La Réunion.
Vous êtes sortie facilement ?
– Avec mon passeport français, oui ! Les Chinois ne pouvaient sortir qu’avec un visa. Or, il n’y avait aucune raison de m’en donner un ; je ne suis pas une personnalité. J’ai ressorti mon passeport français et je suis partie comme cela. Le bateau s’arrêtait à l’île Maurice et j’ai pris l’avion pour revenir à La Réunion. La traversée a duré un mois, avec une bonne ambiance à bord : très bien accueillie, fêtée même. C’était l’insouciance, la belle vie…
« mon pays est là où je suis né, là où j’ai grandi :
C’est là où je vais continuer à vivre »
Et vous arrivez en 1962… Vous avez connu les “années de braise” ici : comment se sont-elles passées pour vous ? Vous sentiez-vous toujours “étrangère” ou est-ce que ce voyage vous a permis de vous situer ? D’après ce que vous avez déjà dit, vous vous sentiez réunionnaise : comment cela s’est-il traduit ?
– Mon sentiment réunionnais s’est renforcé. J’ai pris la résolution de me dire que mon pays est là où je suis né, là où j’ai grandi : C’est là où je vais continuer à vivre. Je ne renie pas mes origines, bien sûr. Mais le “retour à la maison” (hué kwaï), ça n’est pas pour moi ! Et c’est à partir de là que j’ai commencé à bâtir ma vie, chercher ma voie hors du sentier des traditions.
C’est là que je suis allée à la Chambre de Commerce et à la recherche d’un travail, qui m’a libérée.
Il y a une chose dont j’ai oublié de parler : j’ai été baptisée à l’âge de 14 ans. Des femmes qui nous voyaient jouer dans la rue sont allées voir nos parents. Mais le prêtre ne voulait pas nous baptiser un dimanche parce que le mariage de nos parents n’était pas validé à La Réunion. Ils étaient considérés comme “concubins” et les enfants de concubins étaient baptisés le vendredi. Il a fallu deux ans d’assiduité contrôlée : pointés tous les dimanches ! Finalement le prêtre a accepté.
Nos parents ont vu leur mariage reconnu à peu près au moment de leur naturalisation. Mais ils ont dû repasser à la mairie ! Quant à moi, je suis une pratiquante occasionnelle. J’ai agi avec l’Aumônerie des prisons, pour les étudiants et dans plusieurs associations. Monseigneur Aubry a donné des conférences chez nous, quand j’étais au CROUS.
Tout cela a dû vous aider à vous intégrer à la société réunionnaise mieux que durant votre enfance. Vous vous êtes aussi mariée (à l’église) à l’extérieur de votre communauté d’origine et cela ne devait pas être très fréquent à l’époque ?
– J’ai toujours eu une attirance pour l’Occident. Le reste est bien aussi, mais j’ai toujours aimé ce qui ne me ressemblait pas. Et je voulais bâtir une famille, un foyer, avec quelqu’un qui en saurait plus que moi-même. Comme j’avais un très grand retard – j’ai fait mes études tard, j’ai travaillé tard… – je voulais vivre avec quelqu’un d’un niveau culturel au moins égal, sinon supérieur au mien. Et je ne voulais pas d’un “frimeur”. J’ai trouvé quelqu’un qui correspondait à mon idéal mais il m’a fallu le cacher ! Nous voulions prendre le temps de nous connaître : comment sortir ensemble sans qu’il y ait une opposition de la famille ou du milieu ? Cela a été la période la plus dure : on est restés clandestins pendant quatre ans ! Dans un pays comme celui-là, nous n’en avions pas conscience, mais tout finit par se savoir ! On ne peut rien cacher. Mon père, par désespoir, ne disait plus rien et faisait semblant de ne pas savoir.
Au bout de quatre ans, nous avons décidé de nous marier et j’ai dit à ma mère : « Comment faire pour l’annoncer à papa ? » Elle me dit : « Attends qu’il soit de bonne humeur pour le lui annoncer ; mais tu le feras sans moi. Je ne serai pas là ! » Tous les jours, au réveil, elle m’avertissait de l’humeur de mon père. Pendant un mois, comme ça, elle m’a dit tous les jours : – « Pas bon ! » Un jour, j’ai dit : « Jusqu’à quand cela va durer ? j’ai bientôt trente ans… » Au bout d’un mois, j’ai décidé de ne plus attendre le “signal d’humeur” et d’annoncer ma décision le lendemain. Ma valise était prête ; si mon père n’était pas d’accord, on partait.
Le lendemain, je lui ai dit que j’allais me marier… avec un zorey, prénommé Jean.
« Encore ! » a dit mon père. Parce que ma sœur aussi s’était mariée avec un Jean, métis chinois. Cela a été la seule réaction de mon père. Il s’était résigné. J’ai fait entrer Jean, qui attendait dehors, avec sa bouteille de champagne.
Vous étiez la première de la fratrie à épouser un “zorey”…
– J’ai ouvert la voie ! Depuis, mon mari est le garçon préféré de la famille. Il est le plus choyé. Quand mon père avait quelque chose à donner, c’était d’abord pour son gendre zorey. Après, mes autres frères et sœurs ont fait des mariages mixtes, sans problème. La voie était ouverte.
Que pouvez-vous raconter de votre père ? Vous avez évoqué “sa condition d’étranger”. Pourquoi l’est-il resté si longtemps ? Et dans quelles circonstances a-t-il obtenu la nationalité française ?
– Nous avons vécu en étranger pendant très longtemps. Même après notre naturalisation, nous nous comportions comme des étrangers : résignés, faisant attention à ne pas commettre d’impair… Mon père est arrivé à La Réunion à l’âge de 13 ans. A 50 ans, il n’était toujours pas naturalisé, bien qu’il en ait fait la demande depuis ses 30 ans, ou un peu plus. Il a fait son dossier de demande de naturalisation auprès des autorités compétentes… Toujours refusé ! Pendant au moins dix ans. Jusqu’au jour où…Je travaillais au Vice Rectorat à l’époque, dont les locaux se trouvaient à côté de la Préfecture. Et à côté, il y avait les services des RG (police politique). On travaillait en collaboration, avec les différents services. Un jour, j’ai demandé à quelqu’un que je connaissais à la Préfecture s’il pouvait regarder le dossier de mon père : pour comprendre pourquoi on refuse de le naturaliser, alors que ses enfants – nés à La Réunion – sont adultes… « Tout le monde est Français, sauf lui et sa femme ! », ai-je fait valoir. Le copain me dit qu’il va regarder… et deux jours après, il me dit : « Je veux voir ton père ». J’arrange un rendez-vous. Le jour dit, ils se rencontrent. Je fais asseoir le fonctionnaire des RG et la première question qu’il pose à mon père a été : « Vous êtes proche de Témoignages ? » Mon père, qui comprenait à peine le Français et le créole, ne comprend pas la question. Il ne réagit pas et regarde l’autre d’un air incrédule. Je demande au collègue des RG de s’expliquer. « Laisse-moi faire » répond-il et il répète sa question. Je demande alors ce que cela a à voir avec sa naturalisation. Je traduis à mon père, qui ne comprend toujours pas. Il était importateur de papier journal et fournissait “Témoignages” et le Journal de l’île. “Témoignages” avait une facture en retard et les autorités ont pensé à un cadeau ! J’ai expliqué cela à mon père, qui s’est récrié ; il était prêt à ouvrir ses carnets de comptabilité (en chinois !) : c’était un crédit, comme il en faisait à tous les commerçants de l’île ! L’affaire a été réglée comme ça et le malentendu, dissipé. Six mois après, les parents étaient naturalisés.
« Quand je veux arriver à quelque chose, je m’entête.
Et je ne supporte pas l’injustice. »
Dans votre parcours professionnel, et en tant que femme, cela ne devait pas être facile à l’époque d’accéder à la fonction publique. Surtout avec les débuts d’instruction difficiles que vous avez racontés. Quels souvenirs marquants en gardez-vous ?
– Tant qu’on est à la base, sous les ordres d’un chef, c’est facile. Dès qu’on cherche à accéder à un grade supérieur, c’est la croix et la bannière. Même au CROUS, il n’y a pas trop longtemps, j’ai eu les pires difficultés, dans des relations professionnelles avec des gens qui, pourtant, étaient sous mon autorité. J’en suis venue à bout à chaque fois. Quand je veux arriver à quelque chose, je m’entête. Et je ne supporte pas l’injustice. Alors je prends la tête dans le guidon, avec foi, et je fonce jusqu’à ce que mon adversaire soit abattu. Et j’y suis arrivée.
En suivant les conseils de votre père !
– Absolument ! C’étaient de bons conseils.
Eric HOARAU
Ancien administrateur de l’Université de la Réunion
Ancien représentant élu des résidents du CROUS de la Réunion
Proviseur adjoint du lycée Marguerite Jauzelon (Bellepierre)
(1) Créole : du mot latin Creare, créer !
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