Destination Soavinandriana
Pour « débarrasser » leurs pays de ces quasi-envahisseurs financiers et industriels et, surtout, faire main-basse sur leurs avoirs, de généreux humanistes des hautes sphères parisiennes et varsoviennes imaginent d’expédier tous les juifs d’Europe à Madagascar, pays colonisé par la France où les espaces vierges ne manquent pas. Là-bas, pense-t-on, expédiés en plein bled (je n’allais pas la laisser passer, celle-là), les juifs ne manqueront pas de périr de malaria, de scorbut, de famine, de botulisme, de goutte-militaire, de morsures de serpents, de véganisme, que sais-je.
Là s’arrête cette première partie, authentiquement historique, du roman du Bled de service.
Car le « Madagascar projekt », si son désir n’est pas niable, n’a jamais connu le plus petit début de commencement de l’ombre d’une silhouette de réalisation. Parce que la guerre est arrivée par là-dessus. Mais ce serait mal connaître notre Alain que de le croire abasourdi par l’Histoire. Bien au contraire : ça l’excite.
Alors, pour se jouer des faits et dates avérés, Alain relance ses balles au firmament et les rattrape pour les redistribuer dans un ordre bien à lui.
D’abord, l’Appel du 18-Juin n’a pas lieu. Parce qu’au lieu d’écraser l’Angleterre sous les V1 et V2, au lieu de lancer l’opération Barbarossa à l’Est, Hitler signe un pacte de paix avec Churchill et Staline. Tant qu’à faire, puisque les Yankees ne sont pas menaçants, laissons-les se dépatouiller seuls avec les Japs !
« Ça marche ! »
Je vous avais prévenus : c’est du délire total. Et vous n’avez encore rien vu !
Tranquille sur ses frontières Ouest et Est, gérant « benoîtement » une Europe pacifiée mais soumise corps et âme à la Germanie, aux SS et à la Gestapo, Hitler donne l’ordre à quelques stratèges de reprendre pour son compte le « Madagascar projekt »
Projet qui aboutira… alors, qu’en réalité, il n’en fut rien.
Mais là, dans le cerveau chamboulé de notre démiurge (j’veux dire Bled), ben ça marche. C’est mieux que chez Spielberg ou Cronenberg : ça marche !
Marines française, allemande et polonaise réquisitionnées, d’immenses convois vont déverser dans la Grande-Île des centaines, des millions de juifs qui, contrairement aux premières imaginations, ne vont nullement périr de quoi que ce soit.
Ils vont même développer le pays au-delà de toute espérance, ces bosseurs ingénieux. Pire (aux yeux des nazis et des pétainistes, ça va de soi), il y aura des unions mixtes. Vous imaginez la honte pour la « race supérieure » ?
Pire encore, comme les arrivants juifs traitent leurs employés mieux que ne l’ont fait leurs prédécesseurs, des idées de révolte jaillissent ici et là… qui iront très loin.
Décidément très fâché contre l’histoire, Alain lui sert encore quelques grands coups de pompe au prose en… Mais je vous laisse le plaisir de la découverte.
De surprise en ébahissement
Les péchés mignons, voire les vices, comme les abus de toutes sortes des coloniaux, ne sont pas passés sous silence, loin s’en faut.
Les amoureux de notre histoire locale et indianocéanique auront la surprise de retrouver des personnages réels… mais assez éloignés de leurs frontières intellectuelles. On voit un prince Vinh San toujours aussi attachant ; un gouverneur Aubert ; un Barau peu reluisant ; un De Gaulle qui se voit subtiliser son micro de la BBC juste avant l’Appel ; un Hitler ne survivant pas à l’Opération Walkyrie pour cause de balle entre les deux yeux (ça, les amis, ça, ça fait plaisir… et je souhaiterais autant de bien au Vladimir de mes esgourdes !)
Alain Bled n’a pas été directeur d’agence de voyages pour des prunes : les pays dont il parle, il les connaît. Lorsqu’il narre les rizières, les vignobles, les champs de café, les compagnies de zébus des Hauts-Plateaux malgaches, on est en plein décor. Il cite beaucoup de noms et d’expressions malgaches. Pour avoir vécu là-bas, je certifie qu’il n’y a pas la moindre erreur.
Lorsque je suis arrivé à la Sakay en 1970, comme professeur de français-histoire-géo, j’ai vite fait la connaissance de familles juives. Elles étaient la collaboration d’Israël au développement de la jeune république malgache. Entre Ankadinondry (Babetville) et Tsiroanomandidy, ces familles juives disposaient de quelques milliers d’hectares sur lesquels elles devaient montrer aux paysans malgaches comment, « dans le sable infâme, faire pousser dix millions d’arbres ».
En plus des oranges, citrons, pamplemousses, une famille, les Harari, m’ont fait plonger à pieds joints dans les merveilles de la carpe juive.
C’est pourquoi, ami Alain, ton livre me propulse in tas èk in paquet d’temps dans mon histoire personnelle.
Mais si ton livre avait été mauvais, je n’en aurais simplement pas parlé. Ce pourquoi je me permets de te dire : surveille les corrections !
Je gage que bientôt, ce diable de Bled nous emmènera sur la Lune où la rencontre entre Tintin et Armstrong risque de couper le souffle. Si Armstrong survit aux remèdes spéciaux d’Haddock.
« Madagaskar Projekt », Alain Bled
L’éclipse du temps
En librairie, 17 euros