On peut d’abord noter que depuis sa découverte par la France en 1722 et jusqu’au milieu du XXe siècle, Tromelin n’a fait l’objet d’aucune contestation au plan international : la souveraineté française sur cette île n’a été remise en cause ni par le Royaume-Uni ni par sa colonie de l’île Maurice. Mais lorsque le récif a été revendiqué par la Grande Ile à la veille des premiers accords de coopération franco-malgaches, signés le 2 avril 1960, il le sera en même temps que les quatre îles Éparses du canal de Mozambique.
En vérité, ce litige territorial a surgi à la veille de la restauration de l’indépendance de Madagascar qui sera effective le 26 juin 1960 : il a pris naissance lorsque le Gouvernement de Paris a – par un décret secret et illicite en date du 1er avril 1960 – détaché le récif de Tromelin, l’archipel des Glorieuses et les îlots Juan de Nova, Europa et Bassas da India du territoire de la République autonome de Madagascar pour les placer sous l’autorité directe du ministre responsable de la France d’outre-mer.
Prise dans la précipitation, cette mesure unilatérale française avait aussitôt entraîné de vives protestations de la part du Gouvernement d’Antananarivo et engendré une dispute franco-malgache qui éclatera au grand jour en mai 1972. Pourtant, moins de six ans plus tard, en janvier 1978, Madagascar a renoncé à ses prétentions sur Tromelin après concertation avec Maurice qui, pour sa part, revendique officiellement ce récif depuis le 2 avril 1976. Dès lors, une question mérite ici d’être posée. Comment expliquer l’insolite abandon de la revendication malgache sur Tromelin au profit de l’État mauricien ?
De fait, l’initiative semble émaner de Maurice ou plus exactement de Paul Bérenger à une époque où il animait le Mouvement Militant Mauricien (MMM), une formation politique créée en 1969 et qui est à l’origine de tendance marxiste-léniniste. Cette initiative a été prise en janvier 1978 à l’issue d’un bref séjour à Antananarivo où il était venu préparer avec les autorités malgaches la première Conférence des partis et organisations progressistes des îles du sud-ouest de l’océan Indien. Dès son retour à Port-Louis, Paul Bérenger a révélé à la presse que les responsables de la République Démocratique de Madagascar (RDM) lui avaient donné l’assurance qu’à l’avenir, ils n’avaient « aucunement l’intention de disputer à l’île Maurice la juridiction sur l’île Tromelin » et qu’ils laissaient, par suite, « le soin au Gouvernement mauricien de récupérer cette île ». Ainsi, après avoir duré moins de deux ans, l’étrange contentieux triangulaire franco-mauriciano-malgache sur Tromelin prend fin. Seul subsiste désormais un conflit bilatéral franco-mauricien sur le récif. Paul Bérenger a par ailleurs précisé que la renonciation des prétentions malgaches sur Tromelin était justifiée autant pour des raisons de solidarité politique entre deux États issus de la décolonisation que par un souci de rigueur et d’efficacité juridique au niveau des réclamations éventuelles sur la scène internationale.
La RDM a aussitôt confirmé la version mauricienne. On peut mentionner en ce sens la décision française créant par un décret du 3 février 1978 une zone économique de 200 milles nautiques au large des côtes des îles Éparses du canal de Mozambique et du récif de Tromelin. Cette nouvelle mesure illégale prise par la France a eu pour effet de relancer le débat sur l’appartenance des îlots en suscitant des réactions défavorables dans l’océan Indien. Ainsi, le 21 mars 1978, le ministre malgache des Affaires étrangères a réagi, comme son collègue mauricien, à la décision du Gouvernement de Paris : il en a contesté la légitimité en réaffirmant que « les îles Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India font partie intégrante du territoire » de la RDM « et relèvent de sa souveraineté exclusive ». Mais comme on peut le constater, le récif de Tromelin ne figure pas dans le communiqué malgache du 21 mars 1978 : cette omission confirme bien l’abandon, au moins implicite, par la RDM de ses prétentions sur Tromelin qui est la seule des îles Éparses à être située à l’extérieur du canal de Mozambique.
Par la suite, après moult péripéties, un accord-cadre franco-mauricien a été signé à Port-Louis le 7 juin 2010 : il prévoit une coopération franco-mauricienne originale mais critiquable sous forme d’une cogestion économique, scientifique et environnementale du récif de Tromelin et de sa vaste zone économique (un espace maritime de 280 000 kilomètres carrés). Mais à la date de la publication de cette « Tribune libre », force est de constater que ce traité que nous considérons comme illégitime n’a toujours pas été ratifié par le Parlement français et qu’il est fort heureusement, à ce jour, inopérant.
Ces informations d’ordre historique étant données, voici notre sentiment. Pour avoir étudié d’une manière détaillée dans des études scientifiques la querelle franco-mauricienne sur Tromelin, il est clair que les exigences mauriciennes sur ce récif se basent sur des arguments juridiques très anciens qui remontent principalement au vénérable traité de Paris du 30 mai 1814 et qui sont, dans l’ensemble, peu convaincants par rapport à ceux avancés par la France. En revanche, les arguments juridiques beaucoup plus récents présentés par la République de Madagascar sur les îles Éparses du canal de Mozambique et le récif de Tromelin, entre 1972 et 1978, nous paraissent plus pertinents et plus encore – il faut le souligner – incontestables au regard des règles coutumières du droit international contemporain de la décolonisation forgé dans le cadre universel des Nations Unies depuis leurs création le 26 juin 1945.
Il apparaît que le « principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation » qui est unanimement admis dans la société internationale a été violé de manière flagrante par la France lorsque cette puissance coloniale a détaché en urgence et en catimini, par le décret du 1er avril 1960, les îles Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India de l’État autonome de Madagascar, à la veille de la restauration de son indépendance. En vérité, le litige franco-malgache sur l’ensemble des îles Éparses implique, dès l’origine, le procès du déplorable décret français du 1er avril 1960, ainsi rédigé en des termes péremptoires : « Les îles Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India sont placées sous l’autorité du ministre chargé des départements d’outre-mer et des territoires d’outre-mer ».
Or, nous avons eu l’occasion d’affirmer, à plusieurs reprises, qu’il existe un faisceau d’indices démontrant que les cinq îles Éparses sont bien des terres malgaches. D’abord, toutes sont revendiquées par Madagascar au lendemain immédiat du 18 mai 1972, date à laquelle le président de la République Philibert Tsiranana remet, sous la pression des évènements, les pleins pouvoirs au général de division Gabriel Ramanantsoa. Pour justifier cette revendication, il faut déjà constater que ces îlots ont été, pour la plupart, des dépendances du Royaume souverain de Madagascar jusqu’à son annexion par la France, le 6 août 1896. Par la suite, il apparaît de manière évidente que les îles Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India ont toutes été, sans aucune exception, des dépendances administratives de la colonie française de Madagascar, puis de l’État autonome de Madagascar, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’inadmissible décret français du 1er avril 1960. En réalisant dans une totale discrétion le démembrement du territoire de la Grande Ile sans consultation préalable du peuple malgache ou de ses représentants élus et au mépris du principe cardinal de l’intangibilité des frontières coloniales à la veille de la résurrection de Madagascar, à la date du 26 juin 1960, en tant qu’État pleinement souverain, le décret méphistophélique du 1er avril 1960 déroge aux principes généraux de la succession d’États.
Dès lors, si l’on souhaite sincèrement que la décolonisation de la Grande Ile ne demeure pas « inachevée » ad vitam æternam, il incombe au Gouvernement d’Antananarivo de suggérer une solution globale à la crise franco-malgache en réintroduisant nommément le récif de Tromelin dans la liste officielle des îles Éparses revendiquées par la République de Madagascar.
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1 A. ORAISON, « Réflexions critiques sur l’accord-cadre franco-mauricien du 7 juin 2010 relatif à la cogestion économique, scientifique et environnementale du récif de Tromelin et de ses espaces maritimes environnants », Revue Juridique de l’Océan Indien (RJOI), 2015/20, pages 129 à168.
2 A. ORAISON, « Radioscopie critique de la querelle franco-mauricienne sur le récif de Tromelin (La succession d’États sur l’ancienne Isle de Sable) », RJOI, 2012/14, pages 5 à118.
En vérité, ce litige territorial a surgi à la veille de la restauration de l’indépendance de Madagascar qui sera effective le 26 juin 1960 : il a pris naissance lorsque le Gouvernement de Paris a – par un décret secret et illicite en date du 1er avril 1960 – détaché le récif de Tromelin, l’archipel des Glorieuses et les îlots Juan de Nova, Europa et Bassas da India du territoire de la République autonome de Madagascar pour les placer sous l’autorité directe du ministre responsable de la France d’outre-mer.
Prise dans la précipitation, cette mesure unilatérale française avait aussitôt entraîné de vives protestations de la part du Gouvernement d’Antananarivo et engendré une dispute franco-malgache qui éclatera au grand jour en mai 1972. Pourtant, moins de six ans plus tard, en janvier 1978, Madagascar a renoncé à ses prétentions sur Tromelin après concertation avec Maurice qui, pour sa part, revendique officiellement ce récif depuis le 2 avril 1976. Dès lors, une question mérite ici d’être posée. Comment expliquer l’insolite abandon de la revendication malgache sur Tromelin au profit de l’État mauricien ?
De fait, l’initiative semble émaner de Maurice ou plus exactement de Paul Bérenger à une époque où il animait le Mouvement Militant Mauricien (MMM), une formation politique créée en 1969 et qui est à l’origine de tendance marxiste-léniniste. Cette initiative a été prise en janvier 1978 à l’issue d’un bref séjour à Antananarivo où il était venu préparer avec les autorités malgaches la première Conférence des partis et organisations progressistes des îles du sud-ouest de l’océan Indien. Dès son retour à Port-Louis, Paul Bérenger a révélé à la presse que les responsables de la République Démocratique de Madagascar (RDM) lui avaient donné l’assurance qu’à l’avenir, ils n’avaient « aucunement l’intention de disputer à l’île Maurice la juridiction sur l’île Tromelin » et qu’ils laissaient, par suite, « le soin au Gouvernement mauricien de récupérer cette île ». Ainsi, après avoir duré moins de deux ans, l’étrange contentieux triangulaire franco-mauriciano-malgache sur Tromelin prend fin. Seul subsiste désormais un conflit bilatéral franco-mauricien sur le récif. Paul Bérenger a par ailleurs précisé que la renonciation des prétentions malgaches sur Tromelin était justifiée autant pour des raisons de solidarité politique entre deux États issus de la décolonisation que par un souci de rigueur et d’efficacité juridique au niveau des réclamations éventuelles sur la scène internationale.
La RDM a aussitôt confirmé la version mauricienne. On peut mentionner en ce sens la décision française créant par un décret du 3 février 1978 une zone économique de 200 milles nautiques au large des côtes des îles Éparses du canal de Mozambique et du récif de Tromelin. Cette nouvelle mesure illégale prise par la France a eu pour effet de relancer le débat sur l’appartenance des îlots en suscitant des réactions défavorables dans l’océan Indien. Ainsi, le 21 mars 1978, le ministre malgache des Affaires étrangères a réagi, comme son collègue mauricien, à la décision du Gouvernement de Paris : il en a contesté la légitimité en réaffirmant que « les îles Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India font partie intégrante du territoire » de la RDM « et relèvent de sa souveraineté exclusive ». Mais comme on peut le constater, le récif de Tromelin ne figure pas dans le communiqué malgache du 21 mars 1978 : cette omission confirme bien l’abandon, au moins implicite, par la RDM de ses prétentions sur Tromelin qui est la seule des îles Éparses à être située à l’extérieur du canal de Mozambique.
Par la suite, après moult péripéties, un accord-cadre franco-mauricien a été signé à Port-Louis le 7 juin 2010 : il prévoit une coopération franco-mauricienne originale mais critiquable sous forme d’une cogestion économique, scientifique et environnementale du récif de Tromelin et de sa vaste zone économique (un espace maritime de 280 000 kilomètres carrés). Mais à la date de la publication de cette « Tribune libre », force est de constater que ce traité que nous considérons comme illégitime n’a toujours pas été ratifié par le Parlement français et qu’il est fort heureusement, à ce jour, inopérant.
Ces informations d’ordre historique étant données, voici notre sentiment. Pour avoir étudié d’une manière détaillée dans des études scientifiques la querelle franco-mauricienne sur Tromelin, il est clair que les exigences mauriciennes sur ce récif se basent sur des arguments juridiques très anciens qui remontent principalement au vénérable traité de Paris du 30 mai 1814 et qui sont, dans l’ensemble, peu convaincants par rapport à ceux avancés par la France. En revanche, les arguments juridiques beaucoup plus récents présentés par la République de Madagascar sur les îles Éparses du canal de Mozambique et le récif de Tromelin, entre 1972 et 1978, nous paraissent plus pertinents et plus encore – il faut le souligner – incontestables au regard des règles coutumières du droit international contemporain de la décolonisation forgé dans le cadre universel des Nations Unies depuis leurs création le 26 juin 1945.
Il apparaît que le « principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation » qui est unanimement admis dans la société internationale a été violé de manière flagrante par la France lorsque cette puissance coloniale a détaché en urgence et en catimini, par le décret du 1er avril 1960, les îles Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India de l’État autonome de Madagascar, à la veille de la restauration de son indépendance. En vérité, le litige franco-malgache sur l’ensemble des îles Éparses implique, dès l’origine, le procès du déplorable décret français du 1er avril 1960, ainsi rédigé en des termes péremptoires : « Les îles Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India sont placées sous l’autorité du ministre chargé des départements d’outre-mer et des territoires d’outre-mer ».
Or, nous avons eu l’occasion d’affirmer, à plusieurs reprises, qu’il existe un faisceau d’indices démontrant que les cinq îles Éparses sont bien des terres malgaches. D’abord, toutes sont revendiquées par Madagascar au lendemain immédiat du 18 mai 1972, date à laquelle le président de la République Philibert Tsiranana remet, sous la pression des évènements, les pleins pouvoirs au général de division Gabriel Ramanantsoa. Pour justifier cette revendication, il faut déjà constater que ces îlots ont été, pour la plupart, des dépendances du Royaume souverain de Madagascar jusqu’à son annexion par la France, le 6 août 1896. Par la suite, il apparaît de manière évidente que les îles Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India ont toutes été, sans aucune exception, des dépendances administratives de la colonie française de Madagascar, puis de l’État autonome de Madagascar, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’inadmissible décret français du 1er avril 1960. En réalisant dans une totale discrétion le démembrement du territoire de la Grande Ile sans consultation préalable du peuple malgache ou de ses représentants élus et au mépris du principe cardinal de l’intangibilité des frontières coloniales à la veille de la résurrection de Madagascar, à la date du 26 juin 1960, en tant qu’État pleinement souverain, le décret méphistophélique du 1er avril 1960 déroge aux principes généraux de la succession d’États.
Dès lors, si l’on souhaite sincèrement que la décolonisation de la Grande Ile ne demeure pas « inachevée » ad vitam æternam, il incombe au Gouvernement d’Antananarivo de suggérer une solution globale à la crise franco-malgache en réintroduisant nommément le récif de Tromelin dans la liste officielle des îles Éparses revendiquées par la République de Madagascar.
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1 A. ORAISON, « Réflexions critiques sur l’accord-cadre franco-mauricien du 7 juin 2010 relatif à la cogestion économique, scientifique et environnementale du récif de Tromelin et de ses espaces maritimes environnants », Revue Juridique de l’Océan Indien (RJOI), 2015/20, pages 129 à168.
2 A. ORAISON, « Radioscopie critique de la querelle franco-mauricienne sur le récif de Tromelin (La succession d’États sur l’ancienne Isle de Sable) », RJOI, 2012/14, pages 5 à118.