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Radioscopie critique du concept de « zone de paix » dans l’océan Indien

Le concept de zone de paix dans l’océan Indien a été formulé par les États riverains en réaction à  la rivalités Est-Ouest dans cet espace maritime. Cette rivalité américano-soviétique a ses racines dans un accord secret anglo-américain conclu en 1961 : les États-Unis s’engagent à installer une base militaire dans cet océan pour défendre les intérêts […]

Ecrit par André Oraison – le lundi 30 septembre 2019 à 11H37

Le concept de zone de paix dans l’océan Indien a été formulé par les États riverains en réaction à  la rivalités Est-Ouest dans cet espace maritime. Cette rivalité américano-soviétique a ses racines dans un accord secret anglo-américain conclu en 1961 : les États-Unis s’engagent à installer une base militaire dans cet océan pour défendre les intérêts de l’Occident à condition que le territoire britannique retenu pour l’abriter échappe au processus de décolonisation et que sa population en soit entièrement évacuée. Suite à ce traité, le Gouvernement de Londres a créé une nouvelle colonie : le British Indian Ocean Territory (BIOT). Le décret-loi du 8 novembre 1965 avait pour objet d’introduire des dispositions nouvelles pour la gestion de certaines dépendances des colonies anglaises de Maurice et des Seychelles : l’archipel mauricien des Chagos et trois îlots seychellois (Aldabra, Desroches et Farquhar).
 
La rivalité américano-soviétique s’est concrétisée avec le traité anglo-américain du 30 décembre 1966 qui dispose que les îles du BIOT « resteront disponibles pendant un laps de temps indéterminé afin de répondre aux besoins éventuels des deux Gouvernements en matière de défense ». Par la suite, les anglo-américains ont créé une base militaire à Diego Garcia, l’île principale des Chagos. Mais l’Union soviétique a aussitôt riposté en obtenant elle aussi des bases stratégiques dans certains États riverains. Entre 1961 et 1991, l’océan Indien a ainsi oscillé « entre le miel et le vinaigre », entre la guerre et la paix, en dépit des efforts des États côtiers pour en faire une zone de paix. De fait, le statu quo militaire occidental perdure dans l’océan Indien malgré la disparition en 1991 du condominium américano-soviétique pour la gestion des affaires du monde.
 
La création d’une zone de paix est une question importante qui concerne le désarment général et complet. Cet objectif majeur peut être atteint au plan universel par l’interdiction des armes de destruction massive et au plan régional par la création de zones de paix. En ce domaine, on peut noter des résultats concrets dans l’Hémisphère Sud dont relève l’océan Indien. Le traité de Washington de 1959 fait de l’Antarctique la première zone de paix intégrale de la planète. L’Amérique latine en est la seconde. Mais contrairement à l’Antarctique, la zone de paix créée par le traité de Mexico de 1967 est partielle : elle s’analyse en une dénucléarisation. Par le traité de Rarotonga de 1985, le Pacifique Sud devient également une zone dénucléarisée ainsi que l’Afrique toute entière en vertu du traité de Pelindaba de 1996. Dès lors, pourquoi l’océan Indien n’a-t-il pas, lui aussi, été érigé en zone de paix ? 

I.- L’analyse critique des dispositions de la Résolution 2832, adoptée par les Nations Unies

C’est pour faire contrepoids à la bicéphalie américano-soviétique que le Sommet des pays non-alignés, réunis à Lusaka (Zambie) adopte, dès le 10 septembre 1970, une Déclaration qui définit l’océan Indien comme « une zone de paix dans laquelle est exclue la compétition entre les grandes puissances ». Le 16 décembre 1971, à l’initiative du Sri Lanka, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte à l’unanimité, par 61 voix et 55 abstentions, la Résolution 2832 contenant la « Déclaration faisant de l’océan Indien une zone de paix ». Parmi les abstentions, il faut relever celles des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni et de l’Union soviétique qui entretiennent à l’époque des bases militaires dans l’océan Indien. C’est dire déjà que le succès initial des non-alignés est partiel. Mais il doit encore être relativisé dans la mesure où les résolutions de l’Assemblée générale sont des recommandations et non des décisions. Comment expliquer les réserves des grandes puissances ? De fait, ces puissances sont tacitement visées par la Résolution 2832 qui milite pour la démilitarisation de l’océan Indien en posant le principe cardinal selon lequel cet espace maritime est « désigné à jamais comme une zone de paix ».

Pour comprendre l’échec de la Résolution 2832, on peut en outre noter que l’assiette de la zone de paix fixée par cette recommandation est définie lato sensu, dès lors que les États visés par ce concept ne sont pas les seuls États du littoral mais aussi ceux de l’arrière-pays. Mais que faut-il entendre par État « de l’arrière-pays » ? La Chine qui a une frontière avec l’Inde est-elle un État « de l’arrière pays » ? Ainsi, l’assise géographique de la zone de paix dans l’océan Indien est imprécise et, par suite, le concept de zone de paix difficile à mettre en œuvre en raison du nombre d’États ayant des intérêts divergents.

L’échec patent de la Résolution 2832 s’explique surtout par le fait qu’elle demande explicitement aux puissances extrarégionales « d’éliminer de l’océan Indien toutes les bases militaires, la mise en place d’armes nucléaires » et « toute manifestation de la présence militaire des grandes puissances dans l’océan Indien ». La Résolution 2832 se prononce ainsi pour la création d’une zone dénucléarisée dans l’océan Indien, à l’instar de celle qui a été décidée pour le Pacifique Sud. Mais cet indispensable statut doit être complété par « l’idée de neutralité » qui s’impose aux grandes puissances : ces dernières doivent non seulement respecter la dénucléarisation de l’océan Indien mais, en outre, démanteler les bases stratégiques qu’elles y ont installées. Autant dire que la zone de paix revendiquée pour l’océan Indien est plus contraignante que celle de zone dénucléarisée et, par suite, vouée à l’échec.

Certes, la Résolution 2832 se prononce en faveur de la liberté de navigation dans l’océan Indien. Mais la création d’une zone de paix obligerait en fait les puissances extérieures à renoncer à toute présence militaire dans cet océan. Cette « conception éliminatrice » pourrait avoir pour effet d’ériger l’océan Indien en « mer fermée » dans laquelle seuls les États côtiers pourraient exercer des privilèges : l’océan Indien mériterait alors son surnom d’océan Afro-asiatique. En interdisant le passage des navires de guerre des puissances extrarégionales dans l’océan Indien, le concept de zone de paix pourrait ainsi apparaître comme un nouveau recul du principe de la liberté des mers. Pour le contre-amiral Henri Labrousse, cette « conception éliminatrice » ne peut que rencontrer l’hostilité des grandes puissances, dès lors qu’elle empêcherait leurs navires de guerre d’accéder à l’océan Indien pour assurer notamment la sécurité des flux pétroliers dont elles sont tributaires. Dès lors, peut-on s’étonner que le concept de zone de paix dans l’océan Indien soit passé des « sommets aérés » aux « vallons brumeux » ?

II.- L’échec des Nations Unies dans la mise œuvre de la Résolution 2832

Ce concept de zone de paix dans l’océan Indien est aujourd’hui dans un état comateux. Pourtant, depuis 1971, la question relative à la création d’une zone de paix dans l’océan Indien est inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations Unies. À l’origine, cette inscription était annuelle. Mais depuis une résolution adoptée le 9 décembre 1997, les débats portant sur la Résolution 2832 ont lieu tous les deux ans. Voici déjà un indice révélateur : la question relative à la création d’une zone de paix dans l’océan Indien a perdu en intensité, surtout depuis la fin de la rivalité américano-soviétique.

Certes, pour aboutir à la création d’une zone de paix, deux organes ont été envisagés. Le 15 décembre 1972, l’Assemblée générale vote une résolution qui crée le Comité spécial de l’océan Indien afin de proposer des mesures « en vue de promouvoir les objectifs de la Résolution 2832 ». Par la suite, dans une résolution votée le 15 décembre 1989 par 137 voix contre 4, dont les voix des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni, et 14 abstentions, l’Assemblée générale a émis le vœu qu’une conférence ait lieu « à Colombo en 1991 » afin d’ériger l’océan Indien en zone de paix par la voie conventionnelle. Mais dans des notes similaires adressées aux Nations Unies, les 17 et 18 avril 1990, États-Unis, France et Royaume-Uni ont annoncé leur décision de ne plus participer aux travaux du comité préparatoire à la conférence sur l’océan Indien en raison de profonds désaccords avec les autres participants.

La convocation d’une conférence pour l’élaboration d’un traité visant à ériger l’océan Indien en zone de paix a bien été recommandée dans les résolutions ultérieures de l’Assemblée générale et ce jusqu’au vote, le 9 décembre 1992 de la Résolution 47/59. Mais en raison de l’inflexibilité des Occidentaux, cette conférence n’a pu avoir lieu et les résolutions postérieures à 1992 n’en font même plus mention. Ainsi, depuis la fin de la rivalité américano-soviétique, la concrétisation du concept de zone de paix en océan Indien par la voie conventionnelle a fortement décliné. Elle est même désormais reportée sine die.

Conclusion

Pour sortir d’une impasse de plus en plus évidente, il faudrait peut-être d’abord ne plus exiger en priorité le démantèlement des bases militaires aéronavales créées par les puissances extrarégionales dans l’océan Indien, dès lors que ces bases accomplissent aujourd’hui pour la plupart de véritables missions de service public. Comme cela a été fait pour l’Amérique latine, le Pacifique sud et le continent africain, il conviendrait de se mobiliser pour lutter contre le danger principal qui est celui de la prolifération des armes nucléaires dans cet espace maritime de plus en plus instable et conflictuel. Faut-il ici rappeler que deux États riverains et de surcroît rivaux – l’Inde et le Pakistan – sont déjà des puissances nucléaires et que l’Iran manifeste son intention de rejoindre ce club désormais doté d’armes de destruction massive ?

Par ailleurs, après avoir constaté que les réalités géopolitiques ne sont manifestement plus celles qui prévalaient lors de la création du Comité spécial de l’océan Indien en raison de la fin du duopole américano-soviétique pour la gestion des affaires du monde, son président a déclaré, le 10 juillet 2017, qu’il serait justifié de prendre en compte les nouvelles « menaces graves » et les « nouveaux défis » auxquels l’océan Indien est confronté. Parmi les menaces de nature à compromettre directement la paix dans cette région, on peut énumérer, pêle-mêle, le commerce exponentiel des stupéfiants, l’immigration clandestine dans un monde de plus en plus nomade, la pêche illicite dans les zones économiques exclusives des États riverains, la piraterie maritime, le terrorisme international et le trafic d’armes de plus en plus sophistiquées. Parmi les défis à relever, citons tout particulièrement la promotion des énergies renouvelables en mer, la préservation de l’environnement marin menacé par la pollution ainsi que la lutte contre le réchauffement climatique, l’accroissement démographique débridé et le sous développement économique.

En dernière analyse, changer de modèle de référence, de paradigme ou de logiciel apparaît désormais comme une nécessité impérieuse et urgente si l’on veut que le concept de zone de paix dans l’océan Indien ne soit plus seulement une incantation.

André ORAISON, Professeur des Universités, Juriste et Politologue.

 

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