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Quand les dockers faisaient battre le cœur de La Réunion

Aujourd’hui, deux cents dockers, la plupart à la retraite, se battent pour retrouver leur statut d’associé au sein de la Coopérative ouvrière de La Réunion (COR), dont ils ont été illégalement dépouillés en 1994. C’était là, une manière bien cavalière de remercier ces hommes qui ont travaillé parfois sans relâche, pour permettre à La Réunion de se développer.

Ecrit par Jismy Ramoudou – le dimanche 16 novembre 2008 à 20H23

Louis Gaïa, 65 ans, avait 14 ans quand il a commencé à travailler sur le port Ouest. “C’était en 1959”. Comme la plupart des jeunes de son âge, il était affecté au nettoyage des cales, après le déchargement de la cargaison. Ruffin Déliron, 65 ans, et Thomas Georget, 60 ans, ont également débuté leur carrière de docker par des tâches ingrates, dans les années 60.
“Si i travaillait pas, i mangeait pas”. C’était le “Bureau de main d’œuvre”, le BCMO, une antenne de la DDE qui “nous disait chaque matin, s’il y avait travail ou pas”. Avec une moyenne de quatre bateaux par semaine, les dockers travaillaient 16 à 25 jours par mois.
“La journée i commençait à sept heures, le matin, nous l’avait la pause déjeuner à onze heures, nous reprenait à treize heures jusqu’à dix-sept heures”, raconte Stephen Lahire, 60 ans dont 41 ans comme docker.

Jusqu’à 116 kg sur la tête

“I mettait à nous par équipe de 26, dans chaque équipe l’avait un classeur, un couseur, un arrimeur, un charpentier, des arrangeurs, des leveurs et des porteurs. L’avait à chaque fois, trois l’équipe dans la cale le navire, un l’équipe à terre et un l’équipe dans le magasin sur le port”, détaille Karl Nagre, 62 ans.
C’était encore l’époque où le ciment, le sucre, le riz, le maïs et le “rabateau pou cochon” arrivaient en “gonis” ou en sacs, et étaient portés à tête d’homme “avec un sombli”.  “Les sacs ou les gonis pesaient jusqu’à 116 kg”. C’était un véritable exploit pour des dockers qui faisaient à peine 50 ou 60 kg. “Certains i pliait sous la charge”, se souviennent Aimé Lardal et Renaud Poïny, tous les deux âgés de 63 ans.

Gros pois “ek la peau graton“

La pause de midi était souvent un moment de récupération. “Celui qui habitait pas trop loin, i rentrait sa case manger et casse un p’tit sommeil. Celui que l’amène sa gamelle, si son mangé l’a pas tourné à cause la chaleur, i mangeait su le port. Parfois, deux ou trois camarades, l’avait point mangé, alors li faisait tourne sa gamelle. Chacun i bek un cuillère, i bouche toujours un trou”.
La solidarité aidait aussi à affronter cette vie parfois très dure. “Les dockers l’est pu solidaires aujourd’hui”, regrettent Michaël Bomela, 57 ans, Gérard Terlon, 55 ans, et Christian Bordier, 51 ans.
Il est vrai aussi que le menu de midi variait peu pour ces travailleurs de condition modeste. “C’était d’riz blanc, avec cari gros pois et parfois un morceau la peau graton et trois grains piment”. Il y avait un certain gène de quelques dockers de dire ce qu’ils allaient manger. “Zot l’avait honte mange tout le temps zot mangé la misère”, rigole aujourd’hui Louis Gaïa.

13 euros par jour

Cette envie de survivre donnait souvent du cœur à l’ouvrage. “Dans la journée, un docker i portait au moins cent gonis ou sacs”. Il est vrai que la paye était à la fin de chaque journée, à cette époque. “Si nous l’avait travail huit heures temps, nous touchait 639 francs CFA (environ 13 euros), si nous l’avait travail dix heures, nous gagnait 854 francs CFA (environ 17 euros)”, se rappelle Ruffin Déliron.
La tâche terminée et le salaire en poche, le cérémonial de fin de journée était souvent le même. “Nous allait prendre commission chez les bazardiers du Grand marché du Port pour ramène la case. Certains i partait boire un coup d’sec au Petit Dragon ou chez Law-Tho”. Là-aussi, les habitudes étaient bien ancrées.
Sur les étagères de ces  bars s’alignaient les bouteilles de rhum : Mandoze ou Vieux rhum, l’Esprit de canne, le Bourbognac, le Goyavelet ou le vin rouge de Covino. Le “p’tit verre” avalé cul sec arrachait une grimace indescriptible au consommateur. “C’était pou nettoye la gorge”. Ça devait nettoyer bien plus que cela, c’est sûr.

Boudin chaud, le vendredi

Le vendredi au moment du coup d’sec, l’amuse bouche préférée était le boudin chaud. “Le patron i gardait un p’tit bout pou nous, le soir”. Le fromage “la tête” aussi était appréciée, ça changeait du fromage rouge “la tête lo mort”. “Nous achetait juste pou nout argent parce que sinon le commerçant li faisait un carnet pou le client. Mais souvent quand ou té achète un produit li té note deux dans le carnet, après ça ou té obligé payé. Et nous l’avait point bonpé l’argent”.
Malgré tout, le week-end était rempli. Il y avait le bar de Mamzelle Paula. Il y avait les matches de football de la Jeanne d’Arc, le cinéma Casino, les orchestres : le Jazz des îles et les Lynx et les Despérados il y avait aussi le Club de la douane ou le bal de Marine… “pou défatigue la tête”.
La vie des dockers au Port, c’était avant tout les 28 jours de grève en 1962. C’était aussi les charges des forces de l’ordre sous l’autorité du préfet Perreau-Pradier. C’était également le dernier bateau de passagers. “Ils étaient arrivés sur le Cambodge, c’était en 1968”. C’était le travail de nuit souvent après une longue et harassante journée de travail…

6 à 700 euros de retraite

Aujourd’hui, la réalité pour ces dockers, à la retraite pour la plupart d’entre eux, c’est une petite retraite de 6 à 700 euros parce que “nous l’était déclaré que 6h40 par jour alors que nous travaillait 8h00 par jour”.
Si l’on ajoute toutes les heures de nuit “au noir”, leur exclusion “comme des malpropres” du capital de la COR, et l’argent “que tout le monde l’a vole à nous”, on peut légitiment regretter le traitement infligé depuis 1994, à ces hommes qui étaient le poumon de l’économie locale pendant des décennies. A leur façon, ils faisaient battre le coeur de La Réunion. C’est ainsi que les dockers ont écrit les plus belles pages de l’histoire de notre île, avec leur sueur, leurs larmes et leur sang…

 

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