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Petite histoire romanesque de l’usine de rhum de l’ancien village sucrier Djamandjary (Nosy-Bé) : sur les rails des anciennes locomotives à charbon….

Et nous sommes arrivés - après un kilomètre de route, par une bifurcation à droite - devant les restes d’une locomotive à charbon datant de 1931. Le site était en ruine. C’était désolant de voir ce spectacle. Plus loin, des vestiges, des ruines d’une usine sucrière, sans doute, la plus ancienne usine de Madagascar faisaient leur apparition. La première chose qu’on a vue c’est un train d’une autre époque. Il était là, comme un monstre noir abandonné, regardant les visiteurs en retenant ses larmes. Cette locomotive anglaise date de 1931.

Ecrit par Tamim KARIMBHAY – le jeudi 14 février 2013 à 09H44

Je me souviens que les coupeurs de canne l’avaient surnommée « le fou noir » car une fois lancée, on avait du mal à la freiner. Elle était là, exclue et abandonnée à son sort, servant de premier décor aux visiteurs, elle, dont les villageois avaient entendu les sifflements, et elle, qui avait tiré des milliers de wagons chargés de cannes, pendant des années, était laissée tristement à son propre sort, réfléchissant en silence sur la cruauté de la nature humaine. C’était une de ces vieilles locomotives à vapeur et fonctionnant au charbon de bois. A l’époque, quand j’étais petit, on entendait son sifflement cadencé lorsqu’elle rentrait à la gare. A l’aube, alors que les coqs chantaient en chœur pour sonner l’alarme, ses sifflements mélangés aux sonnettes des vélos, des klaxons des rares taxis, des premiers tracteurs John Deer et Caterpillar et de la fourgonnette 3 CV Citroën du livreur de pain qui faisait son entrée triomphante dans mon village, réveillaient les campagnards quotidiennement, à la même heure. C’était une des ces vieilles machines noire et délabrée par le temps, rappelant par sa forme et son élégance, les premières révolutions industrielles du XIXème siècle où l’on remplacera la traction animale par la mécanisation et la vapeur, comme celle de Richard Trevithick qui fut le réalisateur de la première locomotive en 1804 ou la Rocket de Ro-bert Stephenson datée de 1814. Oubliée à Djamandjar, elle a la nostalgie du temps d’avant, un temps irréversible et révolu, où les hommes avaient une certaine valeur dans le monde du travail. Elle rappelle un peu la Lison de la Bête Humaine d’Emile Zola qui décrivait en 1857,
« ce monstre de fer, d’acier et de cuivre » et qui pour la première fois devenait un personnage romanesque. Le cœur de cette locomotive à vapeur était sa chaudière. En principe elle utilisait le charbon comme énergie mais, elle a aussi parfois utilisé le pétrole, le bois, les déchets de canne à sucre et la tourbe. Le combustible brûlait sur la grille à l’intérieur du foyer. La carcasse extérieure, qui est encore là, renfermant des tuyauteries totalement en ruine, était entourée d’eau, dont le rôle consistait à absorber la chaleur émise par le feu. L’air nécessaire à la combustion arrivait par des extrémités différentes. L’air primaire arrivait en des-sous de la grille et l’air secondaire arrivait au dessus via la porte du foyer. La va-peur circulait alors, dans une tuyauterie qui permettait d’obtenir de la vapeur ré-chauffée. Sa température était d’environ 316 à 376 °C puis traversait les soupapes jusqu’aux cylindres. C’est cette mécanique qui déclenchait les barres, où étaient reliées les roues. Les gaz chauds ainsi expulsés, provoquaient une vapeur d’échappement des cylindres, qui arrivait à grande vitesse dans la cheminée. Le train exigeait évidemment la présence de personnels, tels que mécaniciens, agents contrôleurs, machinistes, personnel fixe et aiguilleurs. Mais tout cela est tellement loin à Djamandjar, tout est oublié, sauf cette locomotive noire comme le charbon, qui demeure là, passive, mélancolique, errante, pauvre, condamnée et abandon-née par le monde cruel des hommes qui avance dans un monde illusoire et virtuel, comme des tentacules d’une pieuvre avalant tout sur son passage. Cette locomotive rappelle un peu aussi la Pacific qu’on voyait dans le film de Jean Renoir de 1938. Dans cet ancien village sucrier où l’on peut sentir – à travers les odeurs rouillées des ruines de la chaudière, du châssis et des roues massives dormant sur les rails endeuillées – les métiers pénibles de ces mécaniciens et chauffeurs qui rappellent merveilleusement le film, où ces rôles furent interprétés, par Jean Gabin (Jacques Lantier) et Julien Carette (Pecqueux). Cette locomotive, aujourd’hui en ruine, tirait des énormes wagons de cannes brûlées. Ces dernières, une fois à l’usine, allaient être transformées en rhum ou en sucre roux tant réputés à Madagascar. Je me souviens encore de ce temps, où quand j’étais petit, j’allais avec les copains du village, extraire quelques tiges de cannes des wagons qui défilaient à toute vitesse comme des va-gabonds. On se faisait entraîner par la force du monstre noir qui les tirait. Le plaisir était pour nous, enfants du village, de mâcher ces cannes dures comme fer, avec nos petites dents qui sentaient la mélasse. La vue de cette usine en ruine et ses vestiges qui dorment éternelle-ment, me rappelaient aussi son époque de gloire. La canne était encore coupée, à l’époque, à l’ancienne manuellement dans les champs. Un peu comme la culture du riz, c’était un travail manuel, épuisant, harassant et rarement mécanisé, effectué par les villageois de la tribu des Antandroys, qui étaient, par ailleurs aussi, des éleveurs de zébus. La canne à sucre avait, comme le riz, besoin de soleil, d’eau et de chaleur. Là où l’eau manquait, les champs de canne étaient irrigués, tout au long de la route périphérique et littorale de Djamandjar, grâce aux pompes qui puisaient l’eau dans les différents lacs millénaires et quelques réservoirs rouillés de Nosy-Bé ; ces derniers dataient certainement de l’époque coloniale. La canne est une plante vivace, c’est-à-dire qu’elle n’a pas besoin d’être replantée tous les ans. La canne repousse après chaque récolte. Après cinq ou six « repousses », les vieux plants étaient arrachés et une « canne vierge » était replantée. La canne à sucre se multipliait par bouturage de portions de tiges que les paysans enterraient horizontalement. Au fil de la croissance, le sucre s’accumule dans les tiges jusqu’à un maximum, appelé « maturité » : C’était le moment optimal pour la récolte qui se déroulait entre juin et octobre. La récolte consistait à couper les tiges en laissant la partie basse, la « souche », pour permettre à la plante de repousser. La coupe des tiges se faisait traditionnellement à la main, à l’aide d’une machette ou d’un sabre, ce qui nécessitait une main-d’œuvre importante. C’était une opération difficile, car la tige de canne était dure, les feuilles étaient coupantes, la chaleur était forte et les insectes pullulaient. Une fois coupées, les tiges devaient être apportées à l’usine dans les deux jours, car la teneur en sucre baissait rapidement. La récolte était donc une étape capitale. Elle demandait beaucoup d’organisation dans l’approvisionnement des usines qui élaboraient le sucre, le rhum, et bien d’autres produits. Un homme malgache pouvait couper quelques kilogrammes de tiges par jour, alors qu’une « coupeuse-tronçonneuse » pouvait dans les pays industrialisés, récolter jusqu’à 60 tonnes de tiges par heure. A Nosy-Bé, pour faciliter la coupe, on brûlait souvent le champ, mais cette pratique a été progressive-ment abandonnée car elle était polluante, elle diminuait la qualité des tiges et elle détruisait les équilibres biologiques, sans oublier que ce procédé causait des incendies, pouvant faire disparaître des villages malgaches et leurs maisons traditionnelles en pailles sur pilotis. Une fois que la canne préalablement « brûlée » fût coupée manuellement, elle était ensuite chargée, après la pesée, dans les remorques des tracteurs ou dans les wagons des locomotives, au moyen d’un Cane Loader Bell à trois roues. Les cannes étaient ensuite acheminées jus-qu’à l’usine de Djamandjar, où elles étaient déchargées dans la cour à canne en attendant leur broyage. Des grappins attrapaient ensuite les cannes déjà gerbées pour les envoyer à l’aide des chaînes à canne, dans l’usine pour y être broyées. Après, on parlait de l’épuration par rapport à la bagasse : le jus issu du broyage (le vesou) était ensuite traité par la chaux. Ce qui transformait les acides en sels insolubles. Après chaulage, le jus était porté à ébullition dans des réchauffeurs. Une fois porté à ébullition, le jus était ensuite envoyé vers les clarificateurs. Par décantation, le jus clair était séparé des impuretés. Alors que le jus continuait sa progression dans le processus de fabrication, les boues étaient filtrées par des filtres rotatifs sous vide. Avant la cristallisation, arrivait l’évaporation. Cette opération consistait à enlever l’eau du jus clair grâce à l’action de la vapeur. A la sortie du dernier évaporateur, le jus avait perdu jusqu’à 75% d’eau et devenait sirupeux et prenait le nom de la cassonade. Les résidus s’appelaient la mélasse. Le sirop qui sortait de la dernière caisse d’évaporation était amené à sursaturation dans les chaudières de cuite, ainsi la cristallisation était amorcée au moment opportun, elle se développait et se généralisait. Le sirop de canne était introduit dans l’appareil à cuire dans lequel il permettait le grossissement de petits cristaux de sucre. Il en restait la mélasse qui pouvait servir à fabriquer le rhum blanc très réputé sur l’Ile Rouge. Enfin, venaient le malaxage, le turbinage et le séchage : le contenu était déversé dans un bac de malaxage où, par agitation régulière, sa température était ramenée aux environs de 45°c; les cristaux se refroidissant achevaient de grossir aux dépens de «liqueur-mère» qui les entoure. L’achèvement des opérations consistait à séparer les cristaux de la liqueur-mère qu’on appelait aussi sirop d’égout. Le sucre humide issu du turbinage passait dans un sécheur, puis le produit sec était ensuite acheminé par un transporteur vers les unités d’ensachage. Le sucre roux obtenu était souvent vendu dans des gros sacs gounis de 50 à 100 kg. Le sucre roux pouvait être consommé tel quel. Par contre, pour obtenir le sucre blanc, le sucre roux devait subir une dernière série d’opérations de raffinage en usine. Il s’agissait d’un travail très difficile, mais de nombreux ouvriers, mécaniciens, agriculteurs trouvaient du travail dans cette usine sucrière qui a fait la splendeur du village de mon enfance. Toutes ces personnes avaient un pouvoir d’achat qui leur permettait d’acheter des produits de première nécessité dans la petite épicerie de mon père. Même si les gens achetaient toujours à crédit, en signant rare-ment les bons de reconnaissance de dettes ou surtout, en déposant leurs empreintes digitales sur les « carnets dits de bons », l’usine de canne payait ses ouvriers à des salaires modiques. Ils venaient ensuite faire leurs achats dans notre épicerie. Cela permettait à mes parents de subvenir aux besoins de notre famille, d’acheter les rares et magnifiques livres qui m’ont permis de me cultiver. On vendait un peu de tout et les ouvriers et les agriculteurs étaient nos premiers clients car, en plus, ils pouvaient payer leurs achats en plusieurs fois.

Roger me donna alors quelques explications supplémentaires…

« -L’usine a été importée pièce par pièce du Brésil ou de Venezuela dans les années 1923, dit-il. On y cultivait la canne à sucre depuis très longtemps. Cette usine, dont les sirènes d’appel au travail et les sifflements des locomotives ont rythmé toute la vie au village de Djamandjar entre 1930 et 2005, est actuellement, en état de friche industrielle. A l’époque de mon enfance, le village sen-tait le vesou, la bagasse, la cassonade et la mélasse. Les vaches viennent y paître aujourd’hui, parmi les débris de wagons et de locomotives allemandes, anglaises et françaises, datant des années 1910. C’est aussi là, que l’on produisait le rhum le plus coté de Madagascar : « le Djam ». Les rails à l’abandon, obligeant les taxis-brousse à ralentir, se confondent dans le paysage, rappelant le passé glorieux de cette usine sucrière, qui a fait vivre de nombreux commerçants, bars, épiciers, ouvriers, mécaniciens et agriculteurs au village de Djamandjar. Toute la vie était régie par le rythme et le fonctionnement de cette usine. Bon, il se fait tard, termi-na-t-il, le soleil va se coucher, allons rentrer à l’hôtel, après cette fructueuse jour-née… »

La nuit commençait à étendre son long manteau noir sur le village de mon enfance, tel un rideau qui tombe quand le spectacle est terminé. Du pare-brise fissuré du taxi, je pouvais observer déjà, les chauves-souris roussettes en train de danser collectivement dans le ciel, et entendre les carillons des cigales et les cris stridents des grillons qui se réveil-laient à leur tour. Je me rendais alors compte que, même si le monde avait évolué depuis, il y a des choses qui restent ininterrompues. J’étais content de retrouver cette ambiance paisible et animée – par les petites bêtes de la nuit – que je n’ai plus retrouvée par la suite…

Dans le taxi, au retour de notre tour de l’île, j’ai profité pour raconter une autre anecdote à ma petite famille et à Roger.

« -Il y avait un monsieur qui était coupeur de canne dans cette usine, à l’époque. Il s’appelait Sambou, un Malgache qui, le week-end, vendait des régimes de bananes. Il était toujours habillé simplement, en lambas, sorte de tissu traditionnel malgache. Parfois, durant les périodes où il n’y avait pas de coupe de canne, il allait vendre des beaux coquillages et quelques produits artisanaux, à des touristes sur la plage d’à côté. Les touristes lui donnaient ou troquaient en échange, des pacotilles, des savonnettes, des parfums, des dentifrices, des petits jouets, … et un jour…il est rentré dans la boutique de mon père… le soir tombait… mon père venait d’allumer l’unique am-poule qui éclairait notre petite épicerie et je dirais presque la rue principale du village, créant ainsi, un contraste flagrant, entre la petite lumière et la grande nuit qui arrivait, comme chaque soir, dans ce village de Djamandjar. Alors que les ci-gales commençaient à chanter, les grillons criaient, les roussettes passaient pour rejoindre leur logis, Sambou fit son entrée dans notre boutique. Il était venu avec un Bled, trois Bescherelles, un livre de grammaire Bordas 4ème et un atlas des animaux du monde. C’était en 1985. J’avais neuf ans…Mon père acheta pour moi, tous ces livres, qui m’ont, par la suite, aidé à affronter les années collèges et lycée. J’étais l’unique enfant du village à avoir eu accès à l’Ecole française et je m’en rendais bien compte que j’avais de la chance et un privilège magnifique au-quel je rends hommage, aujourd’hui des années et des années après ! Mon père avait mis ses moindres économies dans les livres, et je lui dois beaucoup pour cette affection qu’il avait pour moi et les moyens qu’il a mis pour la réussite scolaire de son fils ! Il est à l’origine de ma bibliophilie. »

Nous arrivâmes enfin à l’hôtel.

« -La journée a été éreintante. Mes os ne sont plus très jeunes. J’ai besoin de me reposer les enfants. Je vous propose que je me repose quelques jours avant de repartir à l’aventure. Pendant ce temps, vous profiterez pour découvrir par vous-mêmes l’île !

Pour qu’écrire et enseigner restent toujours un plaisir pour nous tous !

http://www.monsieur-biographie.com/biographies/9059/tamim-karimbhay.php

Article rédigé par Tamim KARIMBHAY professeur, historien et romancier auteur d’une monographie culturelle et historique d’un espace culturel et touristique insulaire dans l’océan Indien et le canal du Mozambique : Nosy-Bé : Âme malgache, Coeur français et du roman autobiographique et géopolitique : un hypertexte polyvalent et visionnaire : Année 2043 : Autopsie D’une Mémoire à contre courant.

 

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