« Sous l’effet conjugué de la mondialisation des échanges et de la numérisation de l’économie, le travail connaît des mutations d’une ampleur inédite. Chômage massif, travailleurs précaires, chantage à l’emploi, le marché du travail s’apparente à un redoutable rapport de forces de plus en plus défavorable aux salariés.
Cette situation rend indispensable l’adoption de normes juridiques renouvelées et modernisées qui prennent en compte à la fois les évolutions du travail sous toutes ses formes et les nouvelles attentes et contraintes des entreprises.
La recherche de cet équilibre, tel est le défi que nous devons relever. Il suppose deux préalables. Le premier est que l’on se souvienne de la mission fondatrice du code du travail qui est de donner au salarié les protections qui contrebalancent sa situation de subordination vis-à-vis de son employeur.
Le deuxième préalable est qu’on accepte d’abandonner ce dogme moderne selon lequel la protection des salariés et le code du travail sont des obstacles majeurs à l’embauche.
Bref garder constamment à l’esprit le rapport Badinter, mais aussi se référer aux nouvelles conclusions de l’OCDE qui, revenant sur ses certitudes des années 90, affirme désormais qu’aucun lien ne peut être établi entre niveau de chômage et difficulté à licencier.
Mais en ignorant l’un et l’autre, ce projet de loi finit par faire croire que le code du travail est le bouc émissaire du marché du travail.
Trois articles sont particulièrement révélateurs.
L’article 2 bien sûr. Au nom de la nécessaire souplesse qu’il faut injecter dans les entreprises, le texte généralise un processus débuté en 2004 et renforce la primauté de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche. Les règles relatives à la durée et à l’aménagement du travail, aux repos, aux congés payés,
au travail de nuit, aux heures supplémentaires pourront désormais relever de chaque entité.
Le véritable enjeu ici n’est pas surtout (comme on le suggère) de mesurer le degré de confiance accordé aux partenaires sociaux mais d’avoir pleinement conscience que l’entreprise peut aussi être le lieu de « l’échange inégal » et que les accords de branche et la loi sont précisément là pour rééquilibrer une relation structurellement déséquilibrée. En favorisant la concurrence entre entreprises, et même entre sites d’une même entreprise, cet article 2 ouvre grand la porte au « dumping social ».
Je ne peux pas mentionner cet article sans dire un mot sur la situation des salariés ultramarins qui, vous le savez, ne sont pas couverts par les conventions collectives nationales. Cette exclusion dure depuis plus de vingt ans et nous ne souhaitons pas que la seule issue soit finalement que l’inversion de la hiérarchie des normes finisse par régler la question. Des amendements ont été déposés. Dans l’attente de leur examen nous aimerions savoir si, comme prévu, cette question a précisément été abordée par la Commission nationale de la négociation collective.
Moins bruyant, l’article 11 mérite, lui aussi, toute notre attention. Conçus comme le pendant offensif des accords de sécurisation de l’emploi, ces nouveaux accords visent le développement et la préservation de l’emploi.
Ici la recherche de l’équilibre entre compétitivité et protection des salariés, qui est l’ambition même de ce texte, est particulièrement mal engagée. Non seulement ces accords ne reposeront pas sur des éléments d’appréciation tangibles mais, plus grave, le salarié qui refuserait les modifications de son contrat de travail pourrait être licencié pour motif personnel avec toutes les conséquences qu’il lui faudrait supporter. Je n’ignore pas les efforts de notre collègue rapporteur pour qu’aucun salarié n’ait à vivre ce scénario.
Requalifier ce licenciement pour motif économique est certes une proposition moins discutable, à cela près que la rupture du contrat de travail devra s’appuyer sur des difficultés hypothétiques, voire virtuelles.
Et puis il y a l’article 30 qui porte sur les licenciements économiques et qui comporte l’incontournable question du périmètre d’appréciation. Il est surprenant que la réalité de la mondialisation soit, ici, à ce point ignorée. Tout comme est oublié le fait que les groupes internationaux n’hésitent pas à faire fi
des frontières pour le transfert des pertes ou des fonds propres. Par rapport à la jurisprudence, le projet de loi marque une totale rupture et une nette régression. De manière incontestable, l’argument de l’attractivité ultralibérale en faveur des grands groupes l’emporte sur la volonté de protéger les salariés et les emplois.
Enfin comment ne pas évoquer la médecine du travail dont l’égal accès ne sera plus garanti pour tous les salariés. La réforme proposée est en total décalage avec l’augmentation manifeste des troubles liés à l’activité professionnelle. Elle ne prend pas en compte non plus le rôle irremplaçable, d’alerte et de prévention, que jouent les médecins du travail face à la diversité des risques psycho-sociaux dans l’entreprise.
L’examen de ce texte, qui en est déjà à sa deuxième version, se déroule sous le regard attentif et inquiet de nos concitoyens, ceux qui travaillent, ceux qui recherchent un travail, ceux qui s’apprêtent à entrer sur le marché du travail. Tous ont conscience que, plus qu’un texte de loi, c’est le choix du modèle social français qui est en jeu ».