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Les inquiétudes des historiens à propos de la MCUR

Alors que s'achève aujourd'hui la seconde enquête publique de la MCUR, Zinfos974 a contacté le collectif d'historiens qui vient de plancher sur le programme scientifique et culturel de la MCUR, proposé par la Région Réunion. Une fois n'est pas coutume, c'est le fond du dossier uniquement, sans polémique sur le coût ou la forme, qui est passé au crible. Et le constat n'est pas forcément réjouissant pour les historiens qui se disent inquiets du récit historique qui est fait. Le collectif précise bien qu'il ne veut pas s'engager dans des attaques personnelles et polémiques stériles. L'objectif unique est de faire partager ses inquiétudes aux Réunionnaises et Réunionnais, de façon à ce que l'ensemble de la population puisse se faire sa propre opinion sur le sujet. Voici quelques extraits de ce programme, accompagnés des analyses formulées par le collectif.

Ecrit par Melanie Roddier – le jeudi 07 janvier 2010 à 11H06

Extraits

« L’universalisme français a souvent proposé une esthétique abstraite qui met le contexte social et historique entre parenthèses. Cette situation a conduit l’équipe de la MCUR à imaginer une muséologie de la créolisation, une muséologie postcoloniale » (p. 41)

« Les documents, les archives disponibles sont en très grande majorité celles de « l’Autre » ; du visiteur, du colonisateur ou du maître. La muséographie et la muséologie ont été pensées en Occident, imposant un modèle d’exposition. » (p. 57)

« La MCUR n’a […] pas vocation à être un musée, selon les règles précises édictées par la direction des Musées de France pour qui le musée, rappelons-le, se définit par des collections d’objets. » (p. 36)

« À La Réunion, il s’agit d’inventer un musée vivant, qui ne fixe ni l’histoire ni la mémoire, qui demeure un lieu ouvert aux révisions et réinterprétations, qui donne à voir les processus et pratiques de créolisation […] » (p. 38)

« La plupart des musées du « Sud » ont imité les musées européens dans ce qu’ils avaient de plus conservateur: alignement d’objets, figures en cire,  « tableaux » de « scènes de vie ». Ce sont souvent des lieux ignorés par les populations locales, au mieux des lieux où l’on traîne touristes et enfants des écoles, au pire des lieux vides, poussiéreux. » (p. 50)

« Nous proposons une autre chronologie que celle vécue en miroir de l’histoire de la France continentale (Révolution, Empire, République…), ou qui ne s’ordonnerait qu’autour des bouleversements économiques mondiaux. » (p. 137)

Analyse du collectif

Un musée postcolonial (hors du modèle européen)

Dès les premières pages, une précision d’apparence anodine mérite qu’on s’y attarde car elle détermine toute la philosophie du projet qui est celle d’un « musée postcolonial » (page 18) laquelle se fonde sur une réévaluation ou réinterprétation de l’histoire des pays naguère colonisés, en dehors des cadres conceptuels hérités des nations esclavagistes et colonisatrices.

De ce principe fondamental il découle notamment:
-Une remise en cause des documents et archives disponibles car ils sont en très grande majorité ceux du colonisateur ou du maître. (Page 57)
-Un rejet des règles édictées par la Direction des Musées de France. (Page 36)
-Une chronologie de l’histoire de La Réunion qui ne soit pas celle de l’histoire de la France continentale. (Page 137)

 


Extraits :

« La muséographie classique propose une lecture pédagogique linéaire où l’oeuvre est explicitée par un texte, selon une logique rigoureuse, dans une apparence de neutralité et d’objectivité. L’équipe de la MCUR ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la problématique d’un musée du temps présent, d’un espace qui doit mettre en scène des épisodes où dominent la violence, la brutalité de l’époque esclavagiste et coloniale […] » (p. 39)

« La MCUR […] organisera des colloques et des séminaires internationaux dont les actes seront publiés. […] Elle sollicitera les chercheurs par le biais de demandes d’expertises et par des commandes précises sur des sujets décidés par le Conseil scientifique de la MCUR. »  (p. 174

La MCUR sera « un lieu où […] où seraient réunis des outils de connaissances qui ne soient pas ceux du savoir universitaire, qui exige une formation longue, mais qui leur « parlent », leur permettent de donner sens à leur monde. » (p. 170)

« L’équipe de la MCUR est en train de mettre en place plusieurs approches méthodologiques mais veut surtout contribuer à la mise en place d’une politique de l’archive réunionnaise. L’archive postcoloniale est une archive des traces, des spectres, des disparus, des anonymes. » (p. 59)

« La notion même de l’archive doit être réinterprétée. […] La MCUR ne peut se contenter de présenter des archives, elle doit être un espace où celles-ci sont mises en contexte et réinterprétées. » (p. 52)

« Un travail de recherche : un travail historique de restitution et de réinterprétation: revenir sur le passé pour le réinterpréter, pour transformer la mémoire en histoire […]. » (p.90)

« L’historiographie réunionnaise à propos de l’esclavage et de l’engagisme est en cours, mais elle […] demeure une histoire positiviste de faits et de chiffres. Au récit du système esclavagiste « bienveillant », la MCUR opposera la voix des marrons, des rebelles, des résistants silencieux, des mères qui tuaient leurs enfants… Au récit d’un passé mythique, la MCUR opposera le récit des vies au quotidien des esclaves. […] » (p. 120)

Analyse du collectif :

Une nouvelle orientation pour la recherche et la pédagogie en histoire

La MCUR considère que jusqu’ici les musées et les historiens ont donné une présentation trop bienveillante du système de l’esclavage, de l’engagisme et de la colonisation à La Réunion. À ce qu’elle juge comme étant le récit d’un passé mythique, la MCUR opposera une lecture moins positiviste des faits et des chiffres. Pour cela, elle prépare déjà une nouvelle politique et d’autres approches méthodologiques de l’archive réunionnaise, laquelle ne serait plus présentée de manière brute, comme aux Actuelles Archives Départementales où les étudiants et les chercheurs peuvent consulter les documents et les interpréter en toute liberté. À la MCUR ces documents seront systématiquement mis en contexte et préalablement réinterprétés par les soins de son Conseil scientifique.

 


Extraits :

« Tout acte de colonisation est un acte de violence. L’histoire de La Réunion est placée sous ce signe. […] Comment mettre en scène cette violence sous ses différentes formes : esclavage, engagisme, colonialisme, fraudes, politiques de brutalité et de mépris ? Ces actes de violence […]  ne peuvent être restituées à travers la seule mise en scène d’une série de textes, il faut du visuel. » (p. 120)

« La postcolonialité réunionnaise […] opère une déconstruction de la lecture de l’histoire en faisant de l’esclavage non pas seulement un moment historique mais une structure d’organisation des rapports humains qui perdure dans les rapports sociaux, dans l’imaginaire, dans les relations à la terre, au travail, au temps, à l’existence.
Elle analyse les nouvelles formes de brutalité et de violence à l’oeuvre dans la nouvelle étape de globalisation et propose des pratiques de solidarité avec les groupes et les peuples soumis à ces violences. » (p.99-100)

Analyse du Collectif :

Une intense focalisation sur les violences du passé

Thème central du programme de la MCUR, la violence est le prisme à travers lequel elle nous fera appréhender le passé de notre île, le processus de créolisation et les spécificités de la société réunionnaise. Pour la MCUR, la violence est un phénomène récurrent de l’histoire de La Réunion, présent à toutes les époques. Née avec la traite et l’esclavage, elle n’aurait pas disparu après 1848 ou 1946 mais aurait perduré dans les rapports sociaux d’aujourd’hui en prenant d’autres formes. L’auteur de cette violence est clairement identifié et mis au banc des accusés: l’Occident en général et la France en particulier.

 


Extraits :

« Scène de chasse au marron: Le visiteur entre dans une salle noire. […] Tout d’un coup les bruits d’une fuite, le souffle d’un homme qui court pour sa vie. […] Puis au loin les aboiements des chiens, les cris en créole des chasseurs de marrons. Les aboiements et les cris se rapprochent, le halètement du marron est de plus en plus fort, on entend les chasseurs, ils ont découvert leur proie, la chasse se fait de plus en plus rapide. Ce n’est plus un homme qui court, c’est une proie. Puis, d’un seul coup, un cri en malgache : le marron a préféré se jeter du haut de la montagne plutôt que de se faire capturer. Les chasseurs sont frustrés, jurent, auraient voulu pouvoir rapporter une oreille pour recevoir leur récompense. Ils repartent. Fin. Les visiteurs sont de nouveau dans le noir et dans le silence. »

« Scène d’exil : Départ en esclavage : port négrier, représentation des espaces de regroupements des esclaves. On écoute les voix des marchands et des esclaves dans leurs langues respectives, portugais, arabe, malgache, langues du Mozambique, français, des mélopées d’exil, on voit les images de la côte qui s’éloigne, le plan du bateau, on entend le bruit de la mer. […]

Départ pour la « métropole » : texte de la création du BUMIDOM, départs à l’aéroport, l’adieu des familles, chansons de Danyèl Waro sur le départ pour la France, images des centres d’hébergement, l’usine, le froid. » (p. 148-149)

Analyse du collectif :

À la MCUR, la violence ne sera pas seulement mise en avant. Elle fera aussi l’objet d’une mise en scène spectaculaire
qui marquera profondément et durablement l’esprit des visiteurs.

 


Extraits :

« Le travail scientifique de l’historien, de l’anthropologue, de l’ethnologue a sa place dans la MCUR, mais il ne doit pas recouvrir l’espace des mémoires. […] » (p. 63)

La MCUR n’abritera « pas une bibliothèque classique […] car celle-ci donnerait […] la priorité aux archives écrites alors que nous souhaitons montrer les archives de ceux qui n’ont pas laissé d’écrit mais dont la contribution à la culture a été fondamentale. » (p. 126)

« Des lieux de l’oralité : contes, devinettes, hip-hop, poésie, slam, récits de vie. C’est un espace important. Pour les élèves, c’est l’occasion d’une rencontre avec des acteurs ou des porteurs de mémoire. […] Pour les visiteurs, la rencontre avec des passeurs de mémoires importe parce qu’elle lui permet de pousser plus loin sa connaissance d’une époque, d’un événement, d’un personnage, mais surtout de se situer personnellement dans un contexte, d’en dégager les incidences ou les conséquences sur la situation actuelle. On peut ainsi envisager […] des rencontres régulières […] avec conteuses, granmoun, anciens ouvriers, petits planteurs. […] pensons à la parole qui lance le maloya, au discours politique qui à la fois met en scène celui qui l’énonce et la communauté qu’il appelle par son discours (par exemple, les mots « camarade », « frères et soeurs »), […] » (p. 127-128)

Analyse du collectif

À la MCUR les archives écrites n’auront pas la priorité sur la mémoire orale

Il est ainsi prévu d’y créer un important espace dédié à l’oralité où les visiteurs, et même les jeunes élèves, rencontreront les porteurs ou passeurs de mémoire, dont notamment des conteurs et des personnes âgées. Aujourd’hui, plus personne ne conteste la valeur des témoignages oraux comme sources de connaissance historique, mais à la stricte condition qu’ils soient croisés et confrontés avec des archives écrites. L’historien, qui doit porter un regard objectif et distancié sur les faits du passé, sait très bien que le souvenir n’est pas une simple décalque infaillible de la réalité mais une construction de l’esprit, mêlant des éléments du passé, des préoccupations du présent, des connaissances acquises et une part d’imaginaire.

 


Extraits :

« Nous voulons proposer et suggérer ici une méthodologie qui fonde notre projet pour un musée postcolonial vivant du temps présent. […] Comment rendre compte des luttes contre un système colonial qui repose sur l’arbitraire, la brutalité, la force, le mépris ? » (p. 18)

 » Le statut colonial prit fin en 1946 avec la loi de départementalisation. Pendant les années 1950, les conservateurs qui s’étaient opposés au statut de « département » transformèrent la demande d’égalité en politique d’assimilation culturelle et de dépendance économique. Les mouvements anticolonialistes répliquèrent par un programme d’autonomie politique et économique. Les gouvernements français, de droite comme de gauche, qui menaient ailleurs des guerres coloniales, s’opposèrent à ces demandes de démocratisation. » (p. 16)

« La demande d’égalité sociale de 1946 privilégiait l’attaque contre un colonialisme brutal et répressif, mais ne prenait pas en compte la culture. Ses limites sont apparues car cette dernière est un terrain où les enjeux sont aussi politiques. » (p. 46)
La demande d’égalité sociale a ouvert de nouveaux champs de revendication qui se traduisent, à partir des années 1960 dans le domaine culturel, par un mouvement critique de la politique coloniale en la matière. Cette dernière se définissait par la reproduction mimétique des modèles d’une certaine France, le déni de la langue créole et des religions non catholiques, la folklorisation ou la négation des expressions populaires, la réécriture de l’histoire en en gommant les apports non européens, le racisme, le paternalisme, la médiocrité des productions culturelles. » (p. 46)

« Nous pensons que La Réunion est en situation postcoloniale, parce que le postcolonial n’est pas simplement indépendance nationale mais dépassement de la problématique anticoloniale telle qu’elle s’est articulée dans les années 1960. La postcolonialité réunionnaise est une posture critique d’analyse qui débouche sur des actes et des pratiques de lutte et de solidarité. » (p.99)

Analyse du collectif

L’histoire de La Réunion serait vue à travers celle du PCR

Les deux auteurs du programme scientifique et culturel de la MCUR sont un professeur de science politique et un professeur de littérature « Tous les deux ont pris activement part aux mouvements politiques et culturels de l’île. » (p. 17) Aucun des deux n’est historien. Tout au long de ce programme on développe les thèses et thèmes qui avaient été résumés sur l’une des quatre banderoles de la conférence fondatrice du PCR qui s’est tenue au Port les 17 et 18 mai 1959: « la lutte de la classe ouvrière et du peuple de La Réunion pour sa libération du joug colonial ».

 


Extraits :

« La MCUR est parrainée par des personnalités (choisies) en raison de leur engagement fort et déterminé en faveur de la différence culturelle. »  (p. 3)

« L’importance qu’a prise la notion d’identité nécessite un rappel du cadre théorique dans lequel nous choisissons de nous situer. […] À La Réunion, le succès de cette notion témoigne d’une urgence, celle d’inscrire sa présence sur cette île, de répondre à la question « qui suis-je ? ». » (p. 95)

« La MCUR est parrainée par des personnalités (choisies) en raison de leur engagement fort et déterminé en faveur de la différence culturelle. »

« La MCUR pose la question de la citoyenneté, d’une citoyenneté obtenue de longue lutte et qui en interroge la conception normative, en en révélant l’histoire conflictuelle et d’exclusion […] La rencontre entre la France et La Réunion est encore à travailler, pour que les Français de la métropole apprennent quelque chose de La Réunion et que les Réunionnais puissent se poser en partenaires égaux. […] la MCUR […] se propose de déconstruire la notion de « métropole » pour permettre de mieux penser celle de  « France ». » (p. 103)

« Le terme de melting pot, […], ne convient pas […] pour son aspect anhistorique et apolitique, qui nie les discriminations, tensions et conflits et suggère un mélange homogène. » (p. 138)

« Le terme de « métissage » est […] rejeté par de nombreux chercheurs et acteurs culturels. La notion de créolisation nous semble plus pertinente, étant entendu qu’il n’y a pas de créolisation sans conflit, sans tension entre contrastes marqués et unité. » (p. 139)

« La MCUR […] a été voulue comme […] un équipement […] pour impulser une dynamique nouvelle dans l’affirmation de l’identité culturelle réunionnaise. »  (p. 172)

Analyse du collectif

L’affirmation identitaire des Réunionnais sera l’une de priorités de la MCUR

Pour les auteurs du programme scientifique et culturel de la MCUR, l’identité réunionnaise est le fruit d’un long processus de créolisation fait de résistance et de combat contre les violences de l’esclavage et du colonialisme. Elle ne peut donc se définir qu’en terme de différence, voire d’opposition par rapport à celle des Français de l’hexagone.
C’est pourquoi, selon la MCUR, les termes de melting-pot et de métissage ne peuvent pas s’appliquer à la société réunionnaise parce qu’ils expriment l’idée d’un mélange harmonieux ou homogène, occultant les tensions et les conflits qui ont été à la base de son élaboration.

 

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