Zinfos974 : Faites-vous partie de ces fameux VAT qui ont apporté leurs connaissances à la construction de La Réunion ?
Bernard de Ranchin : Oui je suis arrivé à La Réunion en tant que VAT (volontaire à l’aide technique, ndlr). J’avais fait une école d’agriculture mais j’ai fait mon stage de fin d’études au ministère de l’Agriculture au service des statistiques. Et donc je me suis occupé du recensement des coopératives agricoles, en 1965-66, et comme à priori mon patron du SCESS considérait que je n’étais pas complètement nul (rires), et comme il a su que je voulais être VAT pour voir autre chose que la métropole, il m’a dit : « ben, tiens ! On cherche un statisticien à La Réunion pour faire le recensement. C’est comme ça que je suis venu à La Réunion, à l’Insee pendant deux ans. Et après ça j’ai réintégré l’agriculture en faisant plein de boulots différents. Le poste de directeur du comité de pilotage de la canne c’est arrivé en tout dernier.
J’ai été à la Chambre d’agriculture à une époque. J’ai créé la SICA Promo Canne aussi. Je faisais partie de cette série de VAT alors qu’il n’y en avait pas encore beaucoup. C’était le début. On arrivait au moment où, avec l’action de Debré, il y avait eu le début du décollage de La Réunion sur le plan sanitaire et tout. On avait les mains libres pour faire quantité de choses qu’on ne pourrait plus faire maintenant. C’était passionnant.
Venons-en au basculement des eaux. Les agriculteurs de l’antenne 4 ont rencontré d’énormes difficultés pour dégager un bénéfice de leur activité. Que s'est-il passé ?
Parmi les anciens comme les de Villèlle avec qui je discutais etc., ils me disaient que, dans leur jeunesse, le secteur était connu pour être plein de cailloux. Comme ce n’était pas irrigué, les gens, à la saison des pluies, descendaient cultiver du maïs ou des haricots. On trouvait encore de ce type de petite culture il y a encore 30 ou 40 ans. Ils mettaient les pierres en ligne dans le sens contraire de la pente pour empêcher l’eau de partir trop vite. Et donc c’était cultivé comme ça, avec une seule culture par an et qui durait 3 ou 4 mois, pas plus. C’était des cultures qui étaient faites sans réflexion agronomique.
Comment s’est articulée l’irrigation apportée par le basculement sur ce secteur ?
Ce que j’ai vu à l’époque : quand on a fait le basculement des eaux d’Est en Ouest, on a commencé par faire l’antenne zéro, puis on a fait l’antenne 4. Le tuyau passe un peu au-dessus du quartier de Carosse à Saint-Gilles. Même si ce n’était pas mon domaine, je me souviens qu’il y avait une société qui existait à l’époque, elle s’appelait SDI. Elle était chargée des terres non cultivables afin de voir si on pouvait les utiliser pour de la construction ou autre. Mon collègue de la SDI était chargé de voir quelles étaient les terres qui pouvaient être récupérées pour faire des lotissements ou des choses de ce genre-là et moi je m’occupais de la partie agricole, chargé de veiller à ce que les bonnes terres ne partent pas. On s’entendait bien entre nous mais il arrivait des fois où on n’était pas d’accord. Donc quand la canalisation a été mise, il y a des tranchées qui ont été faites tout le long. Et à ce moment-là, je regardais les tranchées - elles descendaient à plus de 2 mètres de profondeur, c’était profond - et je regardais les coupes de terrain, eh bien en fait c’était des dalles de lave !
Du basalte alors ?
Du basalte oui ! Et beaucoup de ces dalles sont affleurantes. Ça veut dire qu’il n’y a même pas de terre dessus. Donc j’étais allé chercher un collègue au Cirad, qui était l’agronome du Cirad. C’est lui qui avait fait des analyses de sol et des coupes de terrain. Il m’a dit : « ces terres-là c’est pas fait pour être cultivé ! ». Donc le Conseil général, pour justifier, enfin je ne veux pas parler à la place des autres… le Conseil général avait fait faire une étude sur la capacité agricole des différents terrains qui seraient alloués grâce à l’irrigation. Donc il y avait un schéma qui avait été mis sur pied pour définir quelles cultures on pouvait faire et comment on pouvait les faire. Le Conseil général s’est tourné vers le Cirad, qui était le mieux placé pour faire ce genre d’études. Et mon collègue agronome a fait un dossier dans lequel il a estimé qu’une partie des terres était de bonne qualité et pour la partie basse, il avait dit que c’était des terres qui « ne valent rien », que ce n’est même pas la peine de vouloir les cultiver. Ceci dit, au Conseil général et à la Chambre d’agriculture, il y avait des personnes qui voulaient à tout prix que ça soit cultivé.
Conseil général et Chambre d’agriculture ?
Conseil général et Chambre d’agriculture. Et qui ont fait des pieds et des mains pour qu’on dise que ça soit bon pour la culture. Moi je m’étais rapproché du service environnement du Conseil général et on avait regardé ce qu’on pouvait faire car si on ne peut pas cultiver, autant faire quand même quelque chose de bien. Et on avait pensé à un truc, mais qu’on a jamais pu faire : c’était de faire une ceinture de forêt privée, d’environ 100 mètres de large, y planter des arbres qu’on aurait pu irriguer le plus possible avec de l’eau qui était rejeté dans le lagon par la station d’épuration. Donc ça évitait de jeter dans le lagon et les arbres auraient absorbé toute cette eau. L’intérêt pour moi c’était qu’on n'envoie pas l’eau dans le lagon car même si elle est traitée, elle n’est jamais très bien épurée.
Vous parlez de la STEP en-dessous de Bruniquel ?
Oui, la station d’épuration de la Saline, qui avait été inaugurée à cette époque-là.
L’idée c’était donc de créer comme une sorte de corridor végétal ?
Oui, j’y voyais plusieurs intérêts à cette idée. Premièrement on n’envoyait plus d’eau dans le lagon. Deuxièmement, ça permettait de faire pousser une forêt. Et le but de cette forêt, étant donné qu’on allait cultiver, c’était d’arrêter l’érosion, que ce soit de la terre ou celle des pesticides emportés par l’eau. Bon, c’est resté à l’état de projet parce que les choses ont tourné différemment.
Donc j’avais vu mon collègue du Cirad qui m’avait dit : « je suis embêté parce que j’ai eu des pressions fortes du Conseil général pour que je modifie mon rapport, pour que j’enlève le terme : 'les terres ne sont pas cultivables’ ».
Il vous avait dit avoir reçu des pressions du Conseil général ?
Oui. Bon je ne vous dirai pas qui mais c’était une personne du Conseil général.
Et donc il a refait son rapport parce qu’en fait, comme le Conseil général finançait en même temps le Cirad, il s’est senti un peu obligé de modifier son rapport. Donc au lieu de dire que les terres n’étaient pas cultivables, il a dit que « ça ne faisait pas partie des meilleures terres de La Réunion, que c’était difficile à cultiver ». Je ne connais pas l’expression qu’il a utilisée mais du moins, il n’a pas dit que c’était « incultivable ».
Alors je me suis retrouvé avec ça et je me suis dit que si on ne pouvait pas cultiver, on pouvait quand même faire quelque chose. Si on ne peut pas faire une forêt privée, qu’on fasse quelque chose quand même ! A ce moment-là, de Chateauvieux me dit : « écoutez, est-ce que ça pose un problème si on accepte de proposer à la SAFER de prendre en gestion ? » J’ai dit que sur la partie agricole, c’était de la bêtise. Sur la partie haute oui mais sur la partie basse c’est de la bêtise !
Il m'a dit : « est-ce que ça pose vraiment un problème ? ». J’ai dit : « non, ça ne pose pas vraiment un problème, c’est simplement de dire qu’on fait quelque chose qui n’est pas bien, voilà ». Puis il m’a dit : « puisque la chambre d’agriculture et le conseil général le veulent, on va laisser faire, je vous donne mon accord pour qu’on le laisse à la SAFER. »
J’ai repris un peu le dossier. Je me suis dit que c’était quand même dommage de laisser ça comme ça et j’ai été revoir mon collègue du Cirad en lui demandant : « est-ce qu’il y a quelque chose qu’on pourrait quand même planter pour être utile si on ne peut pas faire ce qu’on avait prévu ? ». Il me dit alors que la seule culture qu’on pourrait faire à cet endroit c’est celle de la mangue. Parce que le manguier a des racines qui lui permettent de fouiller. Pour les aider, on fouillerait un trou avec un BRH. Un BRH c'est un brise roches hydraulique.
Lorsque les trous sont faits dans le sol, en même temps ça fendille la dalle de lave et si on amène de la bonne terre et qu’on irrigue, ça permettra que les manguiers poussent et que, petit à petit, les racines s’étendent et arrivent à trouver un passage dans la roche.
Donc j’avais dit à mon collègue qui s’occupait de la partie foncière non agricole de dire à la SAFER : « d’accord on vous le passe mais on vous demande de faire non pas des exploitations de 5 à 7 hectares, mais plutôt de 20 ha car sur cette totalité, les gens en cultiveront réellement que 5.
Ceci dit, la SAFER subit elle aussi ses pressions et elle a fait des propriétés de 7 hectares à peu près. Mais, en plantant de la canne… Or la canne n’était pas faite pour être plantée sur ce genre de terrain. Voilà, je vous parle très librement de ces choses-là mais je pense qu’à partir du moment où il y a des pressions, les choses ne se font plus normalement.
J’avais dit que ce n’était pas à faire mais le conseil général a voulu le faire à tout prix. Moi, après ça, je n’ai plus eu envie de m’en occuper d’ailleurs. Moi qui avait quand même l’habitude, j’étais quand même ingénieur en agriculture, plus le Cirad qui était quand même le seul spécialiste des sols à La Réunion, on disait la même chose tous les deux et quand on voit que pour des raisons qui ne sont pas agricoles disons, on fait autre chose et bien tant pis, que les gens se démerdent… Maintenant il faut trouver la bonne culture.
L’antenne 4 de l’irrigation apportée par le basculement comporte deux secteurs qui ont connu des sorts différents ?
La partie au-dessus de la route de Villèle, ce sont les Sucreries de Bourbon qui l’ont vendue dans les années 80 à la SAFER. C’était de bonnes terres. Le problème qu’on a eu, c’est qu’on avait dit aux gens que l’irrigation allait arriver. On avait fait des exploitations assez petites, de 5 à 6 hectares environ, en se disant qu’avec ces petites exploitations, les gens allaient pouvoir s’en tirer. Le problème c’est que l’irrigation est arrivée beaucoup beaucoup plus tard. Vers l’an 2000 à peu près. Les gens qui ont pris des terres là-bas au début ça a été très dur pour eux, même si c’était des terres meilleures que dans les bas, il faut quand même arroser ! Je crois que pendant 10 ou 15 ans, ils en ont bavé. Il y en a qui ont arrêté complètement, ça été très dur mais disons que pour ça, personne n’y pouvait rien. C’était du fait que le chantier rencontre des difficultés avec des poches d’eau dans les tunnels.
Par contre en bas, lorsque la SAFER a repris, l’irrigation était en train d’arriver et donc la SAFER avait décidé de faire un épierrage parce qu’il y en avait besoin. Mais il faut quand même savoir que quand on fait un épierrage dans une terre profonde, on peut passer un riper qui passe dans le sol, c’est-à-dire une dent qui va alléger le sol, sortir les roches les plus grosses et laisser un sol qui est en bon état. Et après, ces roches on les positionne en andains contre la ligne des plus grandes pentes pour retenir l’eau, la freiner et éviter qu’il y ait de l’érosion. Et en même temps retenir l’eau le plus longtemps possible pour qu’elle pénètre dans le sol.
Sur la partie haute, il y a eu aussi de l’épierrage de fait, mais c’était des terres profondes. Sur la partie basse, surtout en-dessous de la route des Tamarins, il n’y a que très peu de sol. La partie tout à fait en bas, au niveau où passent les tuyaux, vous aviez des roches affleurantes. A cet endroit, le bull ne pouvait rien faire. Quand il vous reste 10 centimètres de sol, vous pouvez dire ce que vous voulez mais il n’y a rien à faire ! C’est pour ça qu’en haut, avec l’irrigation, ils s’en sont bien tirés. En-dessous de la route des Tamarins, ce n’était pas vrai.
De vos échanges avec votre collègue du Cirad, savez-vous si ça a débouché sur un rapport ?
Il était destiné au conseil général.
Il a été publié ? Présenté aux agriculteurs ?
Non non. Moi-même je ne l’ai jamais vu.
Il est resté confidentiel ?
Je ne pense pas que c’était la volonté qu’il reste confidentiel. Ce n’était pas destiné à être divulgué. C’était pour venir en aide aux décisionnaires pour savoir quoi faire. Il ne faut pas y voir une volonté de cacher les choses. C’était pour que les services "agricole" et "irrigation" du Département aient les éléments avec eux pour prendre les meilleures décisions. Mais effectivement il y a eu un rapport. Je ne l’ai moi-même jamais vu, mis à part le passage que mon collègue du Cirad m’avait montré.
Avec le recul, le basculement des eaux a-t-il été bénéfique ?
Mon point de vue : c’est bénéfique. Déjà ça a permis de garder les cannes. On aurait fermé l’usine du Gol sinon. Un des bénéfices que je vois, c’est d’avoir permis d’installer d’autres cultures. Il n’y a pas que la canne. Il y a quand même aussi des arbres fruitiers qui ont été plantés et des cultures maraichères qui n’existaient pas autrefois. Et ça a permis d’installer et conforter plusieurs centaines de personnes. On peut être satisfait quand on voit le taux de chômage à La Réunion. Je connais des copains qui font des manguiers, sur l’antenne 4 ou l’antenne 6 etc. S’il n’y avait pas eu le basculement des eaux, ils n’auraient pas pu le faire. On parle d’export aussi. L’export est dû en partie au basculement des eaux. Ç’a apporté beaucoup de choses... si on ne regarde pas le coût ! La percée de la montagne a été difficile. Et même pour la population maintenant puisqu’une partie de l’eau sert à la population. Je ne sais pas comment on aurait fait… Moi je suis content du basculement des eaux. Si on ne regarde par le coût évidemment ! Mais il y a un bug sur l’antenne 4 pour des questions qui ne sont pas de mon domaine.
Agriculteur de l'antenne 4 du basculement des eaux: "Sans le salaire de ma femme..."
Bernard de Ranchin : Oui je suis arrivé à La Réunion en tant que VAT (volontaire à l’aide technique, ndlr). J’avais fait une école d’agriculture mais j’ai fait mon stage de fin d’études au ministère de l’Agriculture au service des statistiques. Et donc je me suis occupé du recensement des coopératives agricoles, en 1965-66, et comme à priori mon patron du SCESS considérait que je n’étais pas complètement nul (rires), et comme il a su que je voulais être VAT pour voir autre chose que la métropole, il m’a dit : « ben, tiens ! On cherche un statisticien à La Réunion pour faire le recensement. C’est comme ça que je suis venu à La Réunion, à l’Insee pendant deux ans. Et après ça j’ai réintégré l’agriculture en faisant plein de boulots différents. Le poste de directeur du comité de pilotage de la canne c’est arrivé en tout dernier.
J’ai été à la Chambre d’agriculture à une époque. J’ai créé la SICA Promo Canne aussi. Je faisais partie de cette série de VAT alors qu’il n’y en avait pas encore beaucoup. C’était le début. On arrivait au moment où, avec l’action de Debré, il y avait eu le début du décollage de La Réunion sur le plan sanitaire et tout. On avait les mains libres pour faire quantité de choses qu’on ne pourrait plus faire maintenant. C’était passionnant.
Venons-en au basculement des eaux. Les agriculteurs de l’antenne 4 ont rencontré d’énormes difficultés pour dégager un bénéfice de leur activité. Que s'est-il passé ?
Parmi les anciens comme les de Villèlle avec qui je discutais etc., ils me disaient que, dans leur jeunesse, le secteur était connu pour être plein de cailloux. Comme ce n’était pas irrigué, les gens, à la saison des pluies, descendaient cultiver du maïs ou des haricots. On trouvait encore de ce type de petite culture il y a encore 30 ou 40 ans. Ils mettaient les pierres en ligne dans le sens contraire de la pente pour empêcher l’eau de partir trop vite. Et donc c’était cultivé comme ça, avec une seule culture par an et qui durait 3 ou 4 mois, pas plus. C’était des cultures qui étaient faites sans réflexion agronomique.
Comment s’est articulée l’irrigation apportée par le basculement sur ce secteur ?
Ce que j’ai vu à l’époque : quand on a fait le basculement des eaux d’Est en Ouest, on a commencé par faire l’antenne zéro, puis on a fait l’antenne 4. Le tuyau passe un peu au-dessus du quartier de Carosse à Saint-Gilles. Même si ce n’était pas mon domaine, je me souviens qu’il y avait une société qui existait à l’époque, elle s’appelait SDI. Elle était chargée des terres non cultivables afin de voir si on pouvait les utiliser pour de la construction ou autre. Mon collègue de la SDI était chargé de voir quelles étaient les terres qui pouvaient être récupérées pour faire des lotissements ou des choses de ce genre-là et moi je m’occupais de la partie agricole, chargé de veiller à ce que les bonnes terres ne partent pas. On s’entendait bien entre nous mais il arrivait des fois où on n’était pas d’accord. Donc quand la canalisation a été mise, il y a des tranchées qui ont été faites tout le long. Et à ce moment-là, je regardais les tranchées - elles descendaient à plus de 2 mètres de profondeur, c’était profond - et je regardais les coupes de terrain, eh bien en fait c’était des dalles de lave !
Du basalte alors ?
Du basalte oui ! Et beaucoup de ces dalles sont affleurantes. Ça veut dire qu’il n’y a même pas de terre dessus. Donc j’étais allé chercher un collègue au Cirad, qui était l’agronome du Cirad. C’est lui qui avait fait des analyses de sol et des coupes de terrain. Il m’a dit : « ces terres-là c’est pas fait pour être cultivé ! ». Donc le Conseil général, pour justifier, enfin je ne veux pas parler à la place des autres… le Conseil général avait fait faire une étude sur la capacité agricole des différents terrains qui seraient alloués grâce à l’irrigation. Donc il y avait un schéma qui avait été mis sur pied pour définir quelles cultures on pouvait faire et comment on pouvait les faire. Le Conseil général s’est tourné vers le Cirad, qui était le mieux placé pour faire ce genre d’études. Et mon collègue agronome a fait un dossier dans lequel il a estimé qu’une partie des terres était de bonne qualité et pour la partie basse, il avait dit que c’était des terres qui « ne valent rien », que ce n’est même pas la peine de vouloir les cultiver. Ceci dit, au Conseil général et à la Chambre d’agriculture, il y avait des personnes qui voulaient à tout prix que ça soit cultivé.
Conseil général et Chambre d’agriculture ?
Conseil général et Chambre d’agriculture. Et qui ont fait des pieds et des mains pour qu’on dise que ça soit bon pour la culture. Moi je m’étais rapproché du service environnement du Conseil général et on avait regardé ce qu’on pouvait faire car si on ne peut pas cultiver, autant faire quand même quelque chose de bien. Et on avait pensé à un truc, mais qu’on a jamais pu faire : c’était de faire une ceinture de forêt privée, d’environ 100 mètres de large, y planter des arbres qu’on aurait pu irriguer le plus possible avec de l’eau qui était rejeté dans le lagon par la station d’épuration. Donc ça évitait de jeter dans le lagon et les arbres auraient absorbé toute cette eau. L’intérêt pour moi c’était qu’on n'envoie pas l’eau dans le lagon car même si elle est traitée, elle n’est jamais très bien épurée.
Vous parlez de la STEP en-dessous de Bruniquel ?
Oui, la station d’épuration de la Saline, qui avait été inaugurée à cette époque-là.
L’idée c’était donc de créer comme une sorte de corridor végétal ?
Oui, j’y voyais plusieurs intérêts à cette idée. Premièrement on n’envoyait plus d’eau dans le lagon. Deuxièmement, ça permettait de faire pousser une forêt. Et le but de cette forêt, étant donné qu’on allait cultiver, c’était d’arrêter l’érosion, que ce soit de la terre ou celle des pesticides emportés par l’eau. Bon, c’est resté à l’état de projet parce que les choses ont tourné différemment.
Donc j’avais vu mon collègue du Cirad qui m’avait dit : « je suis embêté parce que j’ai eu des pressions fortes du Conseil général pour que je modifie mon rapport, pour que j’enlève le terme : 'les terres ne sont pas cultivables’ ».
Il vous avait dit avoir reçu des pressions du Conseil général ?
Oui. Bon je ne vous dirai pas qui mais c’était une personne du Conseil général.
Et donc il a refait son rapport parce qu’en fait, comme le Conseil général finançait en même temps le Cirad, il s’est senti un peu obligé de modifier son rapport. Donc au lieu de dire que les terres n’étaient pas cultivables, il a dit que « ça ne faisait pas partie des meilleures terres de La Réunion, que c’était difficile à cultiver ». Je ne connais pas l’expression qu’il a utilisée mais du moins, il n’a pas dit que c’était « incultivable ».
Alors je me suis retrouvé avec ça et je me suis dit que si on ne pouvait pas cultiver, on pouvait quand même faire quelque chose. Si on ne peut pas faire une forêt privée, qu’on fasse quelque chose quand même ! A ce moment-là, de Chateauvieux me dit : « écoutez, est-ce que ça pose un problème si on accepte de proposer à la SAFER de prendre en gestion ? » J’ai dit que sur la partie agricole, c’était de la bêtise. Sur la partie haute oui mais sur la partie basse c’est de la bêtise !
Il m'a dit : « est-ce que ça pose vraiment un problème ? ». J’ai dit : « non, ça ne pose pas vraiment un problème, c’est simplement de dire qu’on fait quelque chose qui n’est pas bien, voilà ». Puis il m’a dit : « puisque la chambre d’agriculture et le conseil général le veulent, on va laisser faire, je vous donne mon accord pour qu’on le laisse à la SAFER. »
J’ai repris un peu le dossier. Je me suis dit que c’était quand même dommage de laisser ça comme ça et j’ai été revoir mon collègue du Cirad en lui demandant : « est-ce qu’il y a quelque chose qu’on pourrait quand même planter pour être utile si on ne peut pas faire ce qu’on avait prévu ? ». Il me dit alors que la seule culture qu’on pourrait faire à cet endroit c’est celle de la mangue. Parce que le manguier a des racines qui lui permettent de fouiller. Pour les aider, on fouillerait un trou avec un BRH. Un BRH c'est un brise roches hydraulique.
Lorsque les trous sont faits dans le sol, en même temps ça fendille la dalle de lave et si on amène de la bonne terre et qu’on irrigue, ça permettra que les manguiers poussent et que, petit à petit, les racines s’étendent et arrivent à trouver un passage dans la roche.
Donc j’avais dit à mon collègue qui s’occupait de la partie foncière non agricole de dire à la SAFER : « d’accord on vous le passe mais on vous demande de faire non pas des exploitations de 5 à 7 hectares, mais plutôt de 20 ha car sur cette totalité, les gens en cultiveront réellement que 5.
Ceci dit, la SAFER subit elle aussi ses pressions et elle a fait des propriétés de 7 hectares à peu près. Mais, en plantant de la canne… Or la canne n’était pas faite pour être plantée sur ce genre de terrain. Voilà, je vous parle très librement de ces choses-là mais je pense qu’à partir du moment où il y a des pressions, les choses ne se font plus normalement.
J’avais dit que ce n’était pas à faire mais le conseil général a voulu le faire à tout prix. Moi, après ça, je n’ai plus eu envie de m’en occuper d’ailleurs. Moi qui avait quand même l’habitude, j’étais quand même ingénieur en agriculture, plus le Cirad qui était quand même le seul spécialiste des sols à La Réunion, on disait la même chose tous les deux et quand on voit que pour des raisons qui ne sont pas agricoles disons, on fait autre chose et bien tant pis, que les gens se démerdent… Maintenant il faut trouver la bonne culture.
L’antenne 4 de l’irrigation apportée par le basculement comporte deux secteurs qui ont connu des sorts différents ?
La partie au-dessus de la route de Villèle, ce sont les Sucreries de Bourbon qui l’ont vendue dans les années 80 à la SAFER. C’était de bonnes terres. Le problème qu’on a eu, c’est qu’on avait dit aux gens que l’irrigation allait arriver. On avait fait des exploitations assez petites, de 5 à 6 hectares environ, en se disant qu’avec ces petites exploitations, les gens allaient pouvoir s’en tirer. Le problème c’est que l’irrigation est arrivée beaucoup beaucoup plus tard. Vers l’an 2000 à peu près. Les gens qui ont pris des terres là-bas au début ça a été très dur pour eux, même si c’était des terres meilleures que dans les bas, il faut quand même arroser ! Je crois que pendant 10 ou 15 ans, ils en ont bavé. Il y en a qui ont arrêté complètement, ça été très dur mais disons que pour ça, personne n’y pouvait rien. C’était du fait que le chantier rencontre des difficultés avec des poches d’eau dans les tunnels.
Par contre en bas, lorsque la SAFER a repris, l’irrigation était en train d’arriver et donc la SAFER avait décidé de faire un épierrage parce qu’il y en avait besoin. Mais il faut quand même savoir que quand on fait un épierrage dans une terre profonde, on peut passer un riper qui passe dans le sol, c’est-à-dire une dent qui va alléger le sol, sortir les roches les plus grosses et laisser un sol qui est en bon état. Et après, ces roches on les positionne en andains contre la ligne des plus grandes pentes pour retenir l’eau, la freiner et éviter qu’il y ait de l’érosion. Et en même temps retenir l’eau le plus longtemps possible pour qu’elle pénètre dans le sol.
Sur la partie haute, il y a eu aussi de l’épierrage de fait, mais c’était des terres profondes. Sur la partie basse, surtout en-dessous de la route des Tamarins, il n’y a que très peu de sol. La partie tout à fait en bas, au niveau où passent les tuyaux, vous aviez des roches affleurantes. A cet endroit, le bull ne pouvait rien faire. Quand il vous reste 10 centimètres de sol, vous pouvez dire ce que vous voulez mais il n’y a rien à faire ! C’est pour ça qu’en haut, avec l’irrigation, ils s’en sont bien tirés. En-dessous de la route des Tamarins, ce n’était pas vrai.
De vos échanges avec votre collègue du Cirad, savez-vous si ça a débouché sur un rapport ?
Il était destiné au conseil général.
Il a été publié ? Présenté aux agriculteurs ?
Non non. Moi-même je ne l’ai jamais vu.
Il est resté confidentiel ?
Je ne pense pas que c’était la volonté qu’il reste confidentiel. Ce n’était pas destiné à être divulgué. C’était pour venir en aide aux décisionnaires pour savoir quoi faire. Il ne faut pas y voir une volonté de cacher les choses. C’était pour que les services "agricole" et "irrigation" du Département aient les éléments avec eux pour prendre les meilleures décisions. Mais effectivement il y a eu un rapport. Je ne l’ai moi-même jamais vu, mis à part le passage que mon collègue du Cirad m’avait montré.
Avec le recul, le basculement des eaux a-t-il été bénéfique ?
Mon point de vue : c’est bénéfique. Déjà ça a permis de garder les cannes. On aurait fermé l’usine du Gol sinon. Un des bénéfices que je vois, c’est d’avoir permis d’installer d’autres cultures. Il n’y a pas que la canne. Il y a quand même aussi des arbres fruitiers qui ont été plantés et des cultures maraichères qui n’existaient pas autrefois. Et ça a permis d’installer et conforter plusieurs centaines de personnes. On peut être satisfait quand on voit le taux de chômage à La Réunion. Je connais des copains qui font des manguiers, sur l’antenne 4 ou l’antenne 6 etc. S’il n’y avait pas eu le basculement des eaux, ils n’auraient pas pu le faire. On parle d’export aussi. L’export est dû en partie au basculement des eaux. Ç’a apporté beaucoup de choses... si on ne regarde pas le coût ! La percée de la montagne a été difficile. Et même pour la population maintenant puisqu’une partie de l’eau sert à la population. Je ne sais pas comment on aurait fait… Moi je suis content du basculement des eaux. Si on ne regarde par le coût évidemment ! Mais il y a un bug sur l’antenne 4 pour des questions qui ne sont pas de mon domaine.
Agriculteur de l'antenne 4 du basculement des eaux: "Sans le salaire de ma femme..."