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Faut-il réformer la CDPENAF ?

Lettre ouverte de Nathalie Bassire, députée de La Réunion, au Président de l’Association des Maires de La Réunion

Ecrit par NP – le mardi 07 décembre 2021 à 07H59

C’est avec un vif intérêt que j’ai pris connaissance de votre courrier daté du 5 novembre 2021, relatif à une demande de réforme de la CDPENAF, et je vous remercie de me solliciter à ce sujet dans le cadre des discussions sur le projet de loi « 3DS ».

Je connais votre combat en faveur de l’agriculture réunionnaise, notamment en termes de protection des terres agricoles et d’autosuffisance alimentaire, en vos qualités de maire d’une commune rurale et de vice-président du Département de La Réunion délégué à l’agriculture, et je partage ces objectifs essentiels que vous défendez avec brio et sérieux.

Permettez-moi, au préalable, en ma qualité de parlementaire, de vous rappeler que la CDPENAF rend dans les 5 départements d’outre-mer un avis « conforme » en vertu de l’article L.181-12 du Code rural et de la pêche maritime. Ces dispositions, vous ne l’ignorez pas, ont été introduites par l’ordonnance n°2016-391 du 31 mars 2016 recodifiant les dispositions relatives à l’outre-mer du code rural et de la pêche maritime, prise sur le fondement de la loi n°2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, et en particulier son article 88 autorisant le gouvernement à légiférer par ordonnance en vue notamment « d’adapter, le cas échéant, ces dispositions à l’évolution des caractéristiques et contraintes particulières aux collectivités régies par l’article 73 de la Constitution ».
Cette loi de 2014 a notamment pour finalités (article 1er) « d’assurer à la population l’accès à une alimentation sûre, saine, diversifiée, de bonne qualité et en quantité suffisante, produite dans des conditions économiquement et socialement acceptables par tous, favorisant l’emploi, la protection de l’environnement et des paysages et contribuant à l’atténuation et à l’adaptation aux effets du changement climatique », mais également « de protéger et de valoriser les terres agricoles ».

S’agissant plus spécifiquement de la politique en faveur de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt dans les Outre-Mer, ce texte dispose en outre des finalités suivantes (que nous partageons assurément) :
– assurer, à l’échelle des territoires, la définition et la cohérence des politiques de développement agricole, en concertation avec les chambres consulaires, les organismes professionnels, les collectivités territoriales et l’État
– consolider les agricultures traditionnelles d’exportation, renforcer le développement des filières de diversification et soutenir l’agriculture vivrière ;
– soutenir le développement économique agricole, agro-industriel, halio-industriel et de l’aquaculture ;
– aider l’installation des jeunes agriculteurs en favorisant leur accès au foncier et aux financements bonifiés et en facilitant les transmissions d’exploitation ;
– favoriser la satisfaction de la demande alimentaire territoriale par les productions locales et assurer la coordination des actions de communication et de promotion relatives aux productions locales ;
– encourager la mise à disposition de solutions ou méthodes de lutte contre les ennemis des cultures adaptées aux contextes phytosanitaires ultramarins ;
– promouvoir et moderniser les productions agricoles traditionnelles grâce à la recherche et à l’innovation ;
– contribuer à la protection et à la mise en valeur des bois et forêts, ainsi qu’à la valorisation des produits forestiers ligneux et non ligneux dans des conditions de gestion durable.

Cette ordonnance de 2016, prise – comme vous le savez – après saisine des conseils régionaux, départementaux, territoriaux et des assemblées des départements et territoires d’outre-mer, notamment la Région Réunion et le Département de La Réunion en date du 11 janvier 2016, et la loi y afférente, ont été promulguées sous la mandature du Président François Hollande. Lors des votes relatifs au projet de loi susmentionné au sein de chacune des deux assemblées du Parlement français, 6 députés réunionnais sur 7 (seul Monsieur Thierry ROBERT s’était abstenu) et 2 sénateurs réunionnais avaient voté pour : Mesdames Ericka BAREIGTS, Huguette BELLO et Monique ORPHEE, Messieurs JeanClaude FRUTEAU, Patrick LEBRETON, Jean-Jacques VLODY (par ailleurs vice-président du Département délégué à l’agriculture), Michel VERGOZ et Paul VERGES. L’expérience de ces élus réunionnais, de sensibilité de gauche, pour beaucoup déjà maires (ou adjointes au maire) en 2014, ne souffre aucune critique, en particulier s’agissant de l’ancien sénateur et président de Région dont les combats pour la défense de l’environnement et en faveur du développement durable, y compris dans le domaine de l’agriculture, sont connus de tous. C’est donc dans ce contexte juridique et politique, avec le consentement expresse de ces illustres élus réunionnais solidaires du gouvernement de l’époque, qu’a eu lieu la genèse de la CDPENAF dans nos départements d’Outre-Mer.

En outre, la jurisprudence est venue préciser ces dispositions, dans un sens limitatif, notamment par des arrêts de 2018, 2019 et 2020 du Tribunal Administratif de La Réunion – suite à des déférés préfectoraux – qui sont venus retoquer l’interprétation extensive des services de l’État (Préfecture et DAAF), comme par exemple : – Jugement du Tribunal Administratif de la Réunion du 26 avril 2018 n°1701017 et n°1701018 : l’avis conforme de la CDPENAF n’a pas à être recueilli lorsqu’on sollicite un permis de construire en zone agricole pour rénover une maison à usage d’habitation existante ; – Jugement du Tribunal Administratif de la Réunion du 7 août 2019 n°1800703 : l’avis conforme de la CDPENAF n’a pas à être recueilli lorsqu’on sollicite un permis de construire en zone agricole pour réaliser un hangar agricole.

Ainsi, la portée de ces dispositions et du rôle de la CDPENAF a été recadrée et sensiblement limitée par le juge administratif : tout projet de construction en zone agricole ne constitue pas une opération d’aménagement et d’urbanisme, notion bien particulière en droit de l’urbanisme, et il n’y a pas réduction de surface agricole lorsque les surfaces gardent leur vocation agricole et que s’y exerce une activité agricole.

Par conséquent, il en ressort que l’avis favorable de la CDPENAF ne doit pas être systématiquement recueilli pour toute demande de permis de construire en zone agricole, et n’est en définitive pas forcément un « passage obligé ». Par ailleurs, le projet de loi « Différenciation, Décentralisation, Déconcentration et Simplification » sera un texte important notamment pour nos territoires ultramarins : voilà des décennies que les élus réunionnais réclament une différenciation territoriale plus adaptées aux spécificités de notre territoire.

Si la République est indéniablement une et indivisible, et les maires d’Outre-Mer incontestablement égaux à ceux de France Hexagonale, son organisation est assurément décentralisée selon l’article 1er de la Constitution : l’indivisibilité n’est pas synonyme d’uniformité et ne s’oppose aucunement à la diversité territoriale des régimes juridiques. C’est tout l’enjeu du droit à l’adaptation tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de nos territoires ultramarins.

A ce propos, il ne vous a pas échappé que notre île, par définition limitée en foncier, doit faire face à un enjeu majeur et un combat difficile : celui de la préservation des surfaces agricoles dans un contexte de pression démographique, d’étalement urbain, et de spéculations immobilières que ne connaît pas la France Hexagonale . 

Selon des chiffres du Ministère de l’Agriculture, la surface agricole utile (SAU) de la Réunion occupe environ 20% de notre territoire contre plus de la moitié de la superficie totale en France Hexagonale. Nous sommes ainsi en-deçà de l’objectif des 50 000 hectares de SAU fixé par le schéma d’aménagement régional (SAR) et du plan réunionnais de développement durable de l’agriculture et de l’agroalimentaire (PRAAD) Est-il vraiment besoin de rappeler l’Histoire, à savoir que l’hémorragie de foncier agricole qu’ont connu les Outre-Mer, notamment La Réunion dans les années 1980 et 1990, n’a pu être stoppée que difficilement ?

Si l’érosion de notre SAU s’est stabilisée dans les années 2000 et 2010, c’est probablement sous l’effet d’une prise de conscience collective de l’enjeu et de politiques volontaristes des collectivités et de l’État. Il faut ainsi saluer l’impact positif qu’ont eu les SAR de 1995 et 2011. Le rôle de la CDPENAF dans les DOM participe de ce système de « freins et contrepoids » voulu par l’État afin d’éviter les dérives (même si tous les risques ne peuvent être supprimés).

Sa collégialité, garante d’un débat démocratique entre les divers intérêts en présence, dilue la subjectivité des décisions et par conséquent réduit les risques de conflits d’intérêt. Il est à mon sens tout aussi important de protéger nos élus locaux contre les pressions de toutes sortes : leur transférer une telle responsabilité, en plus de leurs lourdes tâches, pourrait avoir pour conséquence en l’espèce un accroissement des affaires pénales liées au foncier. Dans les précédentes décennies, notamment les années 1990 et 2000, il n’est pas inutile de rappeler que l’apprentissage de la démocratie locale sur notre île a été douloureuse au prix de nombreuses condamnations pénales liées notamment aux marchés publics.

De surcroît, dans un rapport d’information n°616 (2016-2017) de Messieurs Thani MOHAMED SOILIHI, Daniel GREMILLET et Antoine KARAM, fait au nom de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, déposé le 6 juillet 2017 au Sénat, il est souligné que « l’instrument essentiel de préservation des terres agricoles demeure les commissions départementales de consommation des espaces agricoles (CDCEA) dont le champ de compétences a été élargi aux espaces naturels et à la forêt par la loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt. La CDCEA est devenue la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) ». 

Enfin, je vous rappelle que, selon les deux scénarios extrêmes envisagés à titre d’hypothèses par le SAR en vigueur, à l’horizon 2030, « 6 à 34 % des terres agricoles pourraient être perdues. » Dans ces conditions historiques, juridiques et politiques, et pour répondre à votre sollicitation, il me semble effectivement nécessaire, si une réforme de la CDPENAF dans les départements d’Outre-Mer devait être examinée dans le cadre du projet de loi « 3DS », et sans préjuger de l’issue que le Parlement pourrait lui réserver, que tous les éléments soient mis sur la table pour éviter des discussions biaisées basées sur une vision simpliste et réductrice : je m’engage bien évidemment dans ce cas à ce que tous les arguments puissent faire l’objet de débats éclairés au sein de l’Assemblée Nationale afin d’aboutir au meilleur choix pour la Réunion et les autres départements d’Outre-Mer.

Certaine de votre sens des responsabilités, je vous prie de croire, Monsieur le Président, en l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Nathalie BASSIRE Députée de La Réunion

 

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