La cloche libératrice du 24 faisait s’égailler les nuées de moineaux hilares dans les chemins aux cris répétés de « Vive vacances ! « . Le dirlo Frantz Fontaine pouvait bien s’égosiller : » Marmailles, assez crier ! » en couvrant le bruit des bus, on gueulait à qui mieux-mieux.
Pour la plupart de nos petits potes des cases-en-paille, les vacances n’existaient que par le fait qu’il n’y avait pas école. Quelques rares chanceux bénéficiaient des premières colonies de vacances instituées par la commune de Saint-Louis.
« La fête aux cousins »
Michel, Alain et moi avions la chance d’avoir une grand-mère, « Mamie » Tante Francia, à Cilaos. On y allait en 203 sinon en car courant d’air Patel. Le plaisir commençait quand le véhicule plongeait vers le fond de la rivière Saint-Etienne.
Le repas du 1er janvier se tenait chez Mamie, nous l’attendions avec une impatience émerveillée. D’abord avec l’arrivée de nos oncles André et Lucien, avec tante Céline et Karly ; et tous nos cousins-cousines, Jeanine, Colette (l’amoureuse d’Alain), Jean, aujourd’hui peintre au talent aussi original que lui-même, Philippe, Jean-Marie, Mino… Vous imaginez les 400 coups…
Outre les cadeaux traditionnels, il y avait les quelques petits billets CFA que nous réservaient Grand-Mère « Mère Fine », notre arrière-grand-mère, et Tite-Mère, sa sœur. Elles les avaient mis au chaud dans des armoires fleurant bon les pochettes en paille vétiver.
« Agapes monstrueuses »
Le grand événement était déjà le repas du 1er d’l’An, avec le ti-pâté-la-viande de chez Ti-Louis, caché sous la serviette. Puis le « grand » pâté créole de Grand-Mère, un vrai de vrai dont mon palais conserve le goût. Ceux des grandes surfaces n’en ont que le nom. Il y avait de la viande dedans, et pas qu’un peu.
Et puis… le cari coq, cari canard avec zharicots Marla, lentilles Cilaos et maïs-de-riz. On se gavait du mieux qu’on pouvait, en laissant une bonne place pour les gâteaux confectionnés par Grand-Mère et Ida. Et le demi-ti verre Marie-Brizard, faveur ultime. Après quoi, négligeant les recommandations à faire la sieste, nous retournions ravager le si beau jardin pour lequel Mamie, jalousement secondée par Ida, accumulait, année après année, les Prix des Jardins fleuris.
Là, je me rends compte que je cite Ida pour la 3è fois. Ida était au service de mes grands-parents depuis ses quatorze ans ; elle était vraiment de la famille : c’était elle qui nous dressait les cotes quand on déconnait. Ce qui arrivait encore assez souvent.
Elle a disparu dans les années 90, à Allauch (nord de Marseille) où un poivrot en bagnole n’a pas vu notre vieille Cafrine dans le passage clouté.
« Le plus grand terrain de jeux »
Cilaos, avec ses forêts, ses rivières, ses grands espaces vides, était un extraordinaire terrain de jeux. Le « bassin bleu », tiens, un de plus dans cette île qui en compte tant. On passait derrière le Grand-Hôtel, on gravissait les sentiers pentus de la forêt et on arrivait au-dessus de « la » cascade. Le bassin était là, 10 mètres sur 3, assez peu profond. Nous y barbotions des heures entières et rentrions chez Mamie brûlés comme des lézards marron.
Autre plaisir, les anciens Thermes où on allait en dévalant l’ancien chemin des Chaises-à-Porteurs, de préférence par les raccourcis casse-cou, dument chapitrés par Ida. « Bande marmaille là va fini par casse zot collet à force court comm cabris dan’ galets ! »
En bas, on avait droit au bain dans de vieilles baignoires culottées par l’eau ferrugineuse au bon goût de sel ; pour les plus rétifs à l’obéissance, une douche écossaise administrée par la gardienne du temple avec une joie féroce.
Le but de nos expéditions quotidiennes était choisi sur coup de tête, après le bol de lait matinal. Nous investissions la forêt qui, alors, ressemblait encore à une sylve à l’ancienne. On poursuivait jusqu’à la Roche-Merveilleuse et du haut de ce monticule, nous efforcions de reconnaître les fourmis humaines s’agitant tout au loin en bas. Ce que l’on reconnaissait sans peine, c’était nos trois vieilles se chauffant sur le perron de « Désirée », la maison jaune, dans leurs fauteuils en osier. La tache noire à leurs pieds, c’était Punch, le ratier.
« Le temps des secrets, le temps des amours… »
Le plus souvent toutefois, nos après-midi étaient réservés au « Tennis » sur lequel il n’y avait plus de court depuis longtemps. Un vaste espace pelé-gazonné entouré d’épais fourrés de cyprès où, à l’adolescence, on se perdait en compagnie de l’élue de son cœur, Liliane, Jacqueline… le comble du bonheur étant la faveur de lui frôler les doigts en se disant qu’il faudrait le confesser au curé le samedi suivant.
La plus admirée, la plus conviée, la plus convoitée, s’appelait Julie. Déjà très mignonne. Personne ne lui a seulement effleuré les doigts, sinon, bien plus tard, un mécréant qui n’était même pas du coin. Un certain Malik. Le papa de Julie avait sa boutique rue du Père-Boiteau, « Chez Sidiot ».
C’est en m’en rappelant, plus tard, que j’ai mieux mesuré toute la saveur du « Temps des amours ». Si mes souvenirs d’enfance ne baignent pas dans le talent de Pagnol, ils n’en sont pas moins aussi vivaces aujourd’hui.
« Poule noire et lapin «
Le jeudi après-midi, nous avions droit au « cinéma père Berthou », les aventures de Sylvain et Sylvette, sur des slides positifs que le curé actionnait avec une religieuse bonne volonté en les commentant. Le dimanche après-midi, c’était le grand cinéma, celui du père Hauck, vicaire de la paroisse et réel seigneur et maître du cirque. Mais pour y avoir droit, Ida exigeait qu’on l’accompagnât d’abord aux Vêpres sinon zéro !
Je n’ai jamais su où ce père tonitruant se fournissait en film car ceux de Cilaos n’étaient programmés dans aucune autre salle de l’île. Des films de haute qualité. En prenant de l’âge, j’y ai vu « Le viager », ou encore « Les compagnons de la marguerite » de Mocky. Fallait l’faire !
La grande distraction de ces vacances était bien la fête des Pères, vaste kermesse organisée par les curés mais abondés par la population charitable. Caroussel, surprises et tir à la carabine. Michel et moi y avons décroché nos premières palmes, poule blanche pour moi, noire pour lui, lapin pour Alain, au grand dam des chasseurs âgés de 50 balais qui nous voyaient arriver sourcils froncés. Tonton André, ex-tireur d’élite au Vietnam, nous avait expliqué en missouk que « la 6m/m i tire in peu à gauche alors bouge un peu le canon su la droite ». Pas tombé dans l’oreille de trois sourds !
« Piano et bonbons-Jésus »
Une ou deux fois par semaine, Mamie nous emmenait au couvent des Sœurs de Marie, tout près, prendre des leçons de piano dispensés par la Sœur Sainte-Ida. Euterpe s’en mord encore les doigts.
Ce qu’il y avait de plus palpitant chez les Sœurs, c’étaient les séances de fabrication d’hosties, les « bonbons Jésus », dont nous volions les miettes pas assez rondes pour mériter les gosiers des fidèles. Cela n’avait aucun goût mais c’était formidable de se gaver d’hosties… sans doute pour me faire pardonner du vin de messe que l’enfant de chœur que j’étais, piquait dans la sacristie du père Hauck. Du vin Isabelle fourni gratuitement par un vigneron du cirque en échange de quelque indulgence plénière.
« In’ ti rhum sucré »
Oui, nous n’étions pas de petits saints, même dans ce cirque vivant au rythme des chrétiennes cloches de Notre-Dame-des-Neiges… et du chien des De Palmas, énorme grand-danois qui se faisait un devoir de répondre à chaque son canonial : tout le cirque était sur pieds dès cinq heures.
Notre mère se mit un jour en tête de nous faire donner, à Michel et moi, des leçons de latin et anglais au Séminaire, par faveur spéciale des prêtres. Nous avons tant dégoûté les prof de nous rendre meilleurs que dès le second jour, ils nous firent comprendre qu’ils n’allaient pas cafter auprès de Mamie si nous ne venions plus foutre le bordel dans leurs classes. Braves bêtes !
Nos cerveaux démoniaques avaient trouvé un bon moyen de nous faire bien considérer de nos trois vieilles. Elles se délectaient d’un grand rhum sucré, un avant le repas de midi, l’autre juste après l’angélus vespéral. Michel et moi leur préparions leur breuvage avec une attention touchante, trois cuillères de sucre au lieu d’une et demie. Elles sifflaient leur tafia et nous le sucre bien rhumé. L’atavisme, ça ne se commande pas !
« Un éboulis dans le Bras-de-Cilaos »
Cela dira peut-être quelque chose à certains : c’est lors de vacances à Cilaos que nous avons découvert, avec le bonheur que vous imaginez, les aventures radiophoniques de Tintin et Milou. Ce fut un jour par hasard, en tripotant les boutons du gros poste à lampes. « Maurice Sarfati-Tintin et Jacques Hilling-le capitaine Haddock ».
La chanson est encore gravée sous ma tignasse blanche : « Quand je vois Tintin/Milou n’est pas loin/ Car Milou le brave Milou/Suit Tintin partout ».
D’autres souvenirs sont moins roses. Comme le jour où Alain et son pote Jean-François se retrouvèrent coincés sous un éboulis monstrueux du Bras-de-Cilaos. Ils ont eu de la chance… et nous de les avoir encore.
Et puis… ce jour où nous arrivâmes chez Mamie. Papa était là, très malade, engoncé dans une robe de chambre. C’était quelques jours avant le 3 décembre 1955…
Je vous embrasse tous et vous souhaite une heureuse année 2017. Je vous aime tous,
Julot.