La réponse du rectorat est à la hauteur : « circulez, y a rien à redire ! » Et laisserait supposer qu’il y aurait en la matière une « doctrine » de l’Etat.
Un document rendu public en 1988, en effet, donne un éclairage particulier à ce débat. Il s’agit d’une lettre adressée en fin 1972 par le premier ministre de l’époque, Pierre Messmer, à son secrétaire d’Etat aux DOM-TOM, Xavier Deniau.
Evoquant le cas de « la Nouvelle-Calédonie, colonie de peuplement, bien que vouée à la bigarrure multiraciale (1),(qui) est probablement le dernier territoire tropical non indépendant au monde où un pays développé puisse faire émigrer ses ressortissants », il définit sa stratégie et donne ses directives.
« Il faut donc dit-il saisir cette chance ultime de créer un pays francophone supplémentaire »
« A court et moyen terme, l’immigration massive de citoyens métropolitains ou originaires des Départements d’Outre-Mer (Réunion), (devrait permettre d’éviter toute menace d’) une revendication nationaliste de populations autochtones, en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautés. »
« A long terme, ajoute-t-il, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire. Il va de soi qu’on n’obtiendra aucun effet démographique à long terme sans immigration systématique de femmes et d’enfants.
« Afin de corriger le déséquilibre des sexes dans la population non autochtone, il conviendrait sans doute de faire réserver des emplois aux immigrants dans les entreprises privées. Le principe idéal serait que tout emploi pouvant être occupé par une femme soit réservé aux femmes (secrétariat, commerce, mécanographie).
« Sans qu’il soit besoin de texte, l’Administration peut y veiller.
« Le succès de cette entreprise indispensable au maintien de positions françaises à l’est de Suez dépend, entre autres conditions, de notre aptitude à réussir enfin après tant d’échecs dans notre histoire une opération de peuplement Outre-Mer. » (2)
Cela se passe de commentaire. Il suffit par ailleurs de remplacer Nouvelle Calédonie par La Réunion et Océan Pacifique par Océan Indien et la directive nous va comme un gant. Les résultats en tout cas l’attestent.
« L’Administration peut y veiller » disait le premier Ministre dès 1972 : A la Réunion, en 2004, trente-deux ans plus tard, l’Administration y veillait encore ! Comme l’atteste la déclaration du Sous-préfet Franck-Olivier Lachaud, secrétaire général de la préfecture, « en charge du dossier des migrations ». (3)
Suite à l’expulsion, (« reconduite à la frontière », pardon !) de ressortissants comoriens, il déclarait que les services de la Préfecture doivent « veiller à l’équilibre des communautés qui vivent à la Réunion (…) équilibre (qui) a deux dimensions : premièrement un équilibre entre la communauté nationale française et les étrangers sur notre sol (…) Deuxièmement, un équilibre au niveau de la population réunionnaise, dont les origines et les cultures sont très différentes » (il est encore heureux qu’il n’ait pas parlé de « colonie de peuplement voué à la bigarrure » !)
Faut-il rajouter quoi que ce soit à tout cela ?
Dès lors, quelle peut être la finalité de toute cette gesticulation sur la « préférence régionale » sinon d’endormir et enfumer l’opinion ? Et donner l’impression que l’on fait quelque chose, pour que, surtout, rien ne change fondamentalement (4). Comme cela s’est passé d’ailleurs en Nouvelle Calédonie et en Polynésie où cette formule est appliquée depuis des années. (5) Et tout cela permet à l’Etat de passer sous silence ses propres responsabilités dans la situation créée dans « les outremers », tous logés à la même enseigne.
Autant revenir au droit des Réunionnais à un emploi. Pas seulement dans la fonction publique; mais bien pour l’ensemble des Réunionnais et Réunionnaises, car il s’agit là d’un droit fondamental, constitutionnel même et qui relève de la compétence de l’Etat (6). Mais dès lors, la Réunion étant un département depuis bientôt 70 ans, et le chômage massif sévissant depuis maintenant plus d’une quarantaine d’années, n’est-on pas en droit de considérer que l’Etat y mène une sorte de politique de « développement séparé » par rapport aux départements hexagonaux ? N’y a-t-il pas là une rupture du principe fondamental, républicain et constitutionnel d’égalité dont la responsabilité incombe à l’Etat lui-même ? Comment l’Etat, et les faiseurs de lois, peuvent-ils accepter qu’une parcelle du territoire national puisse connaitre une situation qui s’assimilerait à celle des homeland ? Avec un ministère séparé.
Un juriste prenant connaissance de la lettre de l’ancien premier ministre et des déclarations du sous-préfet Lachaud se demandait s’il n’y avait pas là, une atteinte aux droits des citoyens français de la Réunion, voire une atteinte aux droits de l’homme. Une piste probablement à creuser. D’autant que le président de la République vient d’y ajouter un élément supplémentaire avec sa fameuse « égalité réelle ».
Georges-Marie Lepinay