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Critique de l’article 3 de la loi de départementalisation du 19 mars 1946

La loi du 19 mars 1946 est sans conteste une loi de départementalisation au plan organisationnel et administratif, dès lors qu’elle érige en « départements français » les « quatre vieilles ». Il en est ainsi lorsqu’on se réfère à son article 1er, ainsi rédigé : « Les colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion et la Guyane […]

Ecrit par André-Oraison – le jeudi 09 mars 2023 à 15H03

La loi du 19 mars 1946 est sans conteste une loi de départementalisation au plan organisationnel et administratif, dès lors qu’elle érige en « départements français » les « quatre vieilles ». Il en est ainsi lorsqu’on se réfère à son article 1er, ainsi rédigé : « Les colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion et la Guyane française sont érigées en départements français ». Par voie de conséquence, le gouverneur a été remplacé par le préfet dans chacune des quatre plus anciennes dépendances françaises ultramarines. Mais là s’arrête l’apport réel de ce texte législatif.
 
1 – Bien qu’ayant été adoptée à l’unanimité par la première Assemblée nationale constituante, la loi du 19 mars 1946 n’est pas une véritable loi de départementalisation dans la mesure où elle exclut le principe fondamental d’identité législative qui est pourtant la résultante obligée d’une authentique départementalisation et implique ipso facto une égalité de traitement entre les citoyens des départements ultramarins et ceux des départements métropolitains. Cette loi a en effet maintenu le principe diamétralement opposé de la spécialité législative qui est l’héritage d’une très longue période coloniale foncièrement arbitraire et discriminatoire, remontant à l’Ancien Régime*. Il en est clairement ainsi en vertu de son article 3, ainsi formulé : « Dès la promulgation de la présente loi, les lois nouvelles applicables à la métropole le seront dans ces départements, sur mention expresse insérée aux textes ».

Dans cet article 3, tout est question de vocabulaire, même si le vocabulaire en question ne porte que sur un seul mot. Signifiant « à l’exception de », la préposition « sauf » qui figurait dans la proposition de loi unique adoptée par la commission des Territoires d’outre-mer à l’initiative de cinq députés progressistes ultramarins – Léopold Bissol, Aimé Césaire, Léon de Lépervanche, Gaston Monnerville et Raymond Vergès – a été remplacée dans la loi du 19 mars 1946 par la préposition « sur », à la demande insistante du ministre socialiste de l’Outre-mer. Avec cette permutation d’une préposition par une autre imposée par Marius Moutet, on n’est nullement en présence d’une simple vétille. La différence entre les deux rédactions est abyssale dans la mesure où la volonté égalitariste exigée par le rapporteur martiniquais Aimé Césaire au nom des cinq députés susmentionnés n’est pas prise en compte.
 
Cet article 3 signifie que les lois nouvelles adoptées pour prendre effet en Métropole n’ont pas vocation à être appliquées aussitôt, immédiatement ou « de plein droit » dans les départements périphériques. Ces lois ne peuvent y être appliquées qu’au cas par cas, après un examen approfondi et toujours « sur mention expresse insérée aux textes ». Compte tenu de cette rédaction de l’article 3, il est flagrant qu’à la date du 19 mars 1946, le droit commun applicable dans les départements métropolitains demeure l’exception au plan législatif dans les « quatre vieilles » et le droit dérogatoire le principe. Dès lors, comment ne pas relever avec notre collègue François Miclo que cette interversion des prépositions – suggérée par la commission de l’Intérieur et soutenue par le ministre de l’Outre-mer – est pour le moins déconcertante, « dès lors qu’elle maintient en vigueur le principe de spécialité législative, contrairement au souhait des auteurs de la proposition de loi » ?
 
Certes, l’article 3 de la loi du 19 mars 1946 confirme l’article 1er qui confère le titre de « département » à chacune des « quatre vieilles ». Mais par sa rédaction très restrictive in fine, cet article 3 n’en fait aucunement des « départements à part entière » mais des « départements entièrement à part », ou plus précisément, selon l’expression plus juste d’Aimé Césaire « des départements d’exception ». Dès lors qu’elle ne consacre pas le principe de l’identité pour la législation future, la réforme mise en œuvre par cette loi dans les « quatre vieilles » demeure encore inachevée ou hémiplégique, pour ne pas dire purement platonique, à la date pourtant jugée charnière et historique du 19 mars 1946.
 
Après avoir noté que « la loi de départementalisation apparaît bénéfique en ce qui concerne la structure administrative des « quatre vieilles », François Miclo souligne qu’« au sujet de l’assimilation législative qui était l’objectif de ses auteurs », « ses effets sont quasiment nuls ». En foi de quoi, notre collègue conclut sa thèse par un jugement négatif et sans appel sur la loi du 19 mars 1946 : « Le régime législatif des anciennes colonies n’est donc pas foncièrement transformé ». À cette critique, autant lucide qu’implacable mais amplement méritée, fait écho celle de notre collègue Olivier Dupéré qui surenchérit, avec une légère pointe d’ironie : « À ce titre, célébrer l’anniversaire de l’adoption de la loi du 19 mars 1946 revient à célébrer l’adoption d’une demi-mesure, d’une mesure dépourvue de toute garantie ».
 
En résumé, la loi du 19 mars 1946 est une loi amphibologique qui, d’un côté, érige les « quatre vieilles » en « départements français » mais qui, de l’autre, maintient dans chacune d’entre elles un régime de type colonial, dès lors que les lois futures n’y sont pas applicables « de plein droit ». Malgré la portée symbolique que l’on se plaît trop souvent à lui reconnaître, le texte législatif du 19 mars 1946 n’est pas un acte juridique libérateur et, encore moins, un acte politique romantique et révolutionnaire qui mériterait d’être célébré. C’est dire que le triomphe affiché par les thuriféraires inconditionnels de la loi du 19 mars 1946 doit être tempéré sur un point qui n’est certainement pas anodin.
 
2 – En vérité, c’est l’article 73 de la Constitution du 27 octobre 1946 qui a réalisé au plan juridique la départementalisation intégrale des « quatre vieilles » en consacrant enfin le principe d’identité législative dans les termes suivants : « Le régime législatif des départements d’outre-mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi ». En vertu de cette disposition constitutionnelle dont l’écriture est limpide, il est désormais acquis que le droit commun métropolitain tant convoité au plan normatif devient enfin le principe dans les « quatre vieilles » et le droit dérogatoire l’exception ! Certes, le Parlement peut exclure un ou plusieurs DOM du champ d’application d’une loi nationale. Il en a le droit. Mais ce cas de figure doit être justifié et demeurer exceptionnel.
 
Encore faut-il préciser que le principe d’identité législative qui s’applique dans les départements métropolitains n’a pu juridiquement être mis en œuvre dans les départements ultramarins qu’à partir du 24 décembre 1946, conformément à l’article 98 de la Constitution du 27 octobre 1946 qui fait coïncider son entrée en vigueur officielle avec la date de la première séance du Conseil de la République. C’est bien avec l’application effective de la norme suprême de la IVe République que prend fin le processus de transformation longtemps souhaité des « quatre vieilles » en authentiques « départements français ». C’est au jour historique du 24 décembre 1946 et non à celui du 21 mars 1946 (le jour qui suit la publication de la loi du 19 mars 1946 au JORF) que l’on doit considérer comme achevée la départementalisation des « quatre vieilles » et, par suite, leur émancipation ou décolonisation : c’est bien ce jour qui mériterait éventuellement d’être célébré à La Réunion comme nouvelle date fondatrice de son histoire, en droit, après celle du 20 décembre 1848 marquée par l’abolition définitive de l’esclavage.
 
3 – Quant à la départementalisation réelle des « quatre vieilles » et notamment celle de La Réunion, elle n’interviendra qu’un demi-siècle plus tard, sous la Ve République, à la suite d’âpres combats engagés, derechef, par les députés progressistes ultramarins pour aboutir à l’application du principe cardinal de l’« égalité sociale individuelle » au 1er janvier 1996. Néanmoins, des efforts très importants restent encore à accomplir pour établir une complète égalité entre Domiens et Métropolitains.

 

* A. ORAISON, « Radioscopie critique de la loi de départementalisation du 19 mars 1946 (Contrairement à la thèse soutenue par les indépendantistes, la décolonisation de La Réunion a bien été réalisée au plan juridique. Mais contrairement à la thèse des intégrationnistes, cette décolonisation n’a pas eu lieu à la date du 19 mars 1946) », RJOI, 2022, n° 33 ; A. ORAISON « Radioscopie critique de la loi de départementalisation du 19 mars 1946 (Le procès d’un texte législatif colonial) », Témoignages, vendredi 6 janvier 2023, p. 3-9.

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