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Commémorations du 20 Désamb’: « L’Homme est possédé par l’Homme »

En ce 20 décembre, les Réunionnais rendent hommage à leurs ancêtres et de nombreuses commémorations sont célébrées sur notre île. La Ministre des Outre-Mers a mené la cérémonie tenue ce matin sur le Barachois à Saint-Denis. Son discours, devant le Préfet, le Maire de Saint-Denis et les élus, les Députés et Sénateurs, autorités judiciaires et religieuses présents:

Ecrit par – le mardi 20 décembre 2016 à 15H40
« Voici comment on les traite. Au point du jour, trois coups de fouet sont le signal qui les appelle à l’ouvrage. Chacun se rend avec sa pioche dans les plantations, où ils travaillent, presque nus, à l’ardeur du soleil. On leur donne pour nourriture du maïs broyé, cuit à l’eau, , ou des pains de manioc; pour habit, un morceau de toile.

A la moindre négligence, on les attache par les pieds et par les mains sur une échelle; le commandeur, armé d’un fouet de poste, leur donne sur le derrière nu, cinquante, cent, et jusqu’à deux cents coups.

Chaque coup enlève une portion de peau. Ensuite on détache le misérable tout sanglant; on lui met au cou un collier de fer à trois pointes, et on le ramène au travail. Les femmes sont punies de la même manière.

 

Le soir, de retour dans leurs cases, on les fait prier Dieu pour la prospérité de leurs maîtres. Avant de se coucher, ils leur souhaitent une bonne nuit. Il y a une loi en leur faveur, appelée le Code noir. Cette loi favorable ordonne qu’à chaque punition ils ne recevront pas plus de trente coups; qu’ils ne travailleront pas le dimanche; qu’on leur donnera de la viande toutes les semaines, des chemises; tous les ans; mais on ne suit point la loi.

Quelquefois, quand ils sont vieux, on les envoie chercher leur vie comme ils peuvent. Un jour, j’en vis un, qui n’avait que la peau et les os, découper la chair d’un cheval mort pour la manger; c’était un squelette qui en dévorait un autre. »
 
Voilà le récit que fait Bernardin de Saint-Pierre du quotidien des esclaves ! Voilà tout ce qu’ils connaissaient de la vie! Voilà toute l’horreur de ce système esclavagiste !

 

En quelques phrases, nous réalisons pleinement ce qui aujourd’hui parait inconcevable, abominable et révoltant dans la plupart de nos sociétés : l’asservissement de l’homme par l’homme.

Les esclaves ne sont pas considérés comme des Hommes: ils sont considérés comme des bêtes de somme; un cheptel astreint aux travaux agricoles. Comme les bêtes, ils ne décident de rien. Comme les bêtes, ils sont corvéables à merci. Comme les bêtes, ils ne reçoivent pas de salaire. Comme les bêtes, ils ne possèdent rien.
Les esclaves n’ont aucun droit, pas même celui de fonder une famille. Les esclaves ne sont ni pères ni mères: ils ne sont qu’esclaves. Les couples sont désunis, les familles déchirées, les enfants vendus, les vies brisées. Ils ne possèdent rien. Pas de terrain, pas de maison, pas de meubles: ils sont les meubles. Ils ne possèdent rien, pas même leurs propres corps.
Cette liberté absolument fondamentale, élémentaire, naturelle; on leur refuse!

Leurs visages? A leurs maîtres! Leurs bras? A leurs maîtres! Leurs jambes? A leurs maîtres! Leurs mains? A leurs maîtres! Tout, je dis bien tout, appartient à leur maîtres. Regardez votre corps et imaginez, imaginez ne serait-ce qu’un instant, qu’il ne soit pas le vôtre. Que ce corps ne vous appartienne pas mais ne soit qu’un « bien meuble » comme le qualifie le Code noir, un bien meuble possédé par un autre!

Ce corps que vous regardez avec vos propres yeux n’est pas le vôtre. Tout peut dès lors vous être infligé. On peut vous marquer au fer rouge pour bien confirmer que cette peau n’est pas la vôtre. On peut vous mutiler sans raison. On peut vous vendre à un autre. On peut vous violer.
On peut, en réalité, faire ce qu’on veut de votre corps. Si la misère qui est la vôtre vous pousse à fuir, on vous coupera une oreille. Si vous décidez, par révolte ou par instinct de survie, de fuir à nouveau, on vous coupera cette fois une jambe. Si vous récidivez une troisième fois, vous serez pendu. Vous n’êtes pas humain, vous n’êtes rien.
 

 

Au sein de cet odieux système, l’Homme est marqué, mutilé, opprimé, humilié. L’Homme est possédé par l’Homme.
 

Nombreux sont ceux qui se sont élevés face à cette sauvagerie organisée et légalisée. Ils nous donnent foi en l’humain. Au sein de l’armée, le commandant Louis Delgres livre son « dernier cri de l’innocence et du désespoir », préférant le suicide au rétablissement de l’esclavage.
Au sein des salons littéraires, Olympe de Gouges s’exclame: « S’ils sont des animaux, ne le sommes-nous pas comme eux? ». Au sein des usines parisiennes, des ouvriers demandent, en 1844, pour obéir « au grand
principe de la fraternité humaine », au nom de leurs « malheureux frères, les esclaves », l’abolition de l’esclavage, « cette lèpre qui n’est plus de notre époque ».
 
Au sein du gouvernement, Victor Schoelcher exige l’abrogation de l’esclavage, immédiate et totale, sans compromis, sans mise en œuvre progressive car c’est

« Une injure permanente faite à la race humaine toute entière »

Mais, de tous ces hommes, de toutes ces femmes qui se sont levés contre cette pratique de la honte; en vérité ce sont les esclaves eux-mêmes qui ouvrent les brèches de ce système d’oppression. Aux quatre coins du monde, dans toutes les colonies, certains des faibles se soulèvent et refusent leur condition. Ici comme ailleurs, ils quittent massivement leurs plantations et deviennent ainsi des Marrons.

C’est une audace inouïe, une belle et grande folie, que de choisir sa vie. Imaginez: en dépit du danger–car les chasseurs de marrons Dalleau, Dugain ou Mussard vous cherchent sans relâche -, vous avez décidé de partir.
Cette nouvelle vie n’est pas facile. Vous êtes tiraillé par la faim, contraint à la solitude, réfugié dans des montagnes éloignées, soumis au vent, à la pluie et au froid. Vous êtes sans doute obligé de changer chaque nuit de campement, torturé par la peur des chasseurs. Vous rencontrez peut-être un groupe de Marrons, comme vous. Vous vous organisez pour chasser ou pour fabriquer des outils. Votre existence est un défi quotidien.
 
Mais ce défi, vous êtes prêt à le relever car cette nouvelle vie est la vie d’un homme libre. La première fois que vous vous arrêtez dans votre fuite, vous réalisez peut-être, le souffle coupé, ce que la liberté signifie. Vous vous rendez alors compte, dans cette forêt, dans ce cirque, dans ce silence absolu, que plus personne ne peut décider de votre vie. Que vous n’avez plus à obéir. Que vous n’avez plus à craindre le fouet de l’oppresseur. Ce sentiment inconnu mais que l’on dit si puissant, vous le connaissez dorénavant.
C’est pour le ressentir, ne serait-ce qu’une fois, que vous avez choisi de partir.

 

Je crois que, du destin des Marrons, nous voyons ce qu’il y a de plus universel dans l’Homme
 
Le besoin de liberté. Malgré la peur de l’inconnu, malgré le froid, malgré la faim, malgré la solitude et la crainte des châtiments, ces esclaves préfèrent l’indépendance à l’asservissement. Vous connaissez comme moi la légende d’Anchaing qui, comme tant d’autres avant lui, comme tant d’autres après lui, préféra se jeter d’une falaise plutôt que d’être repris. La mort plutôt que la servitude!
 
Réalisons le courage incroyable dont firent preuve les Marrons! Réalisons qu’ils n’avaient connu, depuis la naissance, qu’oppression et soumission ! Réalisons la force et l’intelligence qu’il était nécessaire d’avoir pour partir de cette base et inventer un mode de vie nouveau! Réalisons la volonté nécessaire pour briser les chaînes physiques et mentales qui leur a permis d’arracher leur liberté!
 
Ils furent nombreux à refuser l’oppression. Les registres de marronnage de la commune de Saint-Paul témoignent de l’ampleur du phénomène: 985 esclaves choisissent de partir de 1730 à 1734. Les propriétaires de plantation écrivent à chaque départ ces mots glaçants dans leur inventaire: « bien perdu ».

Ils vivent d’ailleurs terrorisés à l’idée que de nouveaux raids de Marrons viennent attaquer leur propriété: la peur commence à changer de camp. Ces noms d’hommes marrons –Cimendef, Dimitile-, de femmes marronnes –Heva, Sarlave, Marianne, scintillent dans notre Histoire.

 

En choisissant envers et contre tout la liberté, ces insoumis allument un feu dans la nuit. Car il nous faut pleinement réaliser ce que ces départs individuels signifent. En quittant leurs plantations, les Marrons font un choix. Et faire un choix, c’est le fondement même de l’humanité! C’est ce qui nous distingue des animaux: nous disposons d’une faculté de libre-arbitre.

C’est pour cela que les oppresseurs exercent une si féroce répression à leur encontre. Ici, sur la place Sarda Garriga, Gereon et Jasmin ont été décapités face à la mer. A quoi pouvaient-ils bien penser, alors que la mort les attendait? Quel était le crime de ces esclaves? Avoir refusé la domination à laquelle ils étaient soumis!
Si les oppresseurs étaient si violents, si impitoyables, vis-à-vis des Marrons, c’est que leur existence même bouleversait tout le système esclavagiste.

Nous pouvons être fiers de ces esclaves insoumis face à leur condition.

A l’oppression, ils répondent liberté. Je n’aime pas le mot « fuite » pour qualifier leur départ. Dirait-on des hommes et des femmes qui ont pris le maquis qu’ils ont fui? Non, ils se sont échappés, ils ont résisté!
 
Leurs campements dans les cirques de notre île sont autant de maquis, luttant contre l’esclavagisme. Ils constituent autant de contre-sociétés où chacun est respecté dans son identité. Ce sont bien pour moi des Résistants.
Ils demeurent, et demeureront à jamais, des modèles qui guident ma vie. Leur farouche liberté d’esprit et leur volonté d’indépendance m’émerveillent. En se révoltant, en quittant leur plantation, les Marrons firent monter la pression. Ils contribuèrent à mettre à bas ce système esclavagiste qui était une humiliation pour l’humanité toute entière. Ils conquièrent leurs droits au péril de leur vie.

 

S’il n’y avait pas eu ces intrépides, l’esclavage n’aurait sans doute pas été aboli.

Oui, les Marrons ont porté cet immense progrès! Ils ont fait avancer la République. Ils ont écrit l’Histoire de notre île, de la France et d’une certaine manière celle de l’Humanité! Nous pouvons aujourd’hui, quelque soient nos ascendants, être fiers de ce que nous sommes, être fiers de notre passé commun car les Marrons ont posé les bases d’un modèle de société dans lequel tous les hommes sont libres et égaux ! Ils constituent les repères, voire les bases, de notre identité collective et font partie intégrante de notre culture réunionnaise.
 
J’espère que la prochaine fois que vous traverserez cette place, que vous verrez le piton d’Anchaing ou que vous irez dans le cirque de Mafate, vous aurez une pensée émue pour ces Marrons qui se sont battus contre l’oppression et pour que, jamais plus, un homme ne soit asservi par un autre.

 

Cet héritage, nous devons par ailleurs le transmettre et le faire vivre. Lorsque certains nient l’Histoire, la réinterprètent ou la minorent, nous devons inlassablement raconter ces destins singuliers, à la fois tragiques et exceptionnels, des Marrons.
Ce système esclavagiste avait un fondement idéologique: le racisme

Des hommes, parce qu’ils étaient Noirs, étaient réduits en esclavage. Comme si leur valeur dépendait de leur couleur. Ce fait glaçant suffit à nous montrer tous les dangers du rejet de l’autre. Cela doit demeurer à jamais une leçon pour l’Humanité. »

 

 

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