Samedi dernier, la région et la Maison des Civilisations ont érigé un monument commémoratif en l’honneur des esclaves anonymes enterrés au cimetière dit "du Père Lafosse" à Saint-Louis. Le texte de ce monument précise :
"Tout être humain a droit au souvenir". Il est évident qu’on ne peut qu’approuver une telle déclaration, et applaudir une telle initiative.
Toutefois, une question lancinante me tourmente depuis plusieurs années déjà et m’interpelle avec plus de force depuis cette inauguration. Quand on déclare que "tout être humain a droit au souvenir ", englobe-t-on les enfants dans cette dénomination d’ "être humain" ?
La question n’est nullement provocatrice.
Jugeons-en : dans les hauts de la rivière Saint-Denis, un site historique se meurt dans l’indifférence générale, celui du pénitencier pour enfants de l’îlet à Guillaume où, de 1864 à 1879, on expédia plusieurs milliers de jeunes âgés de 8 à 21 ans pour y purger des peines de quelques jours à plusieurs années (5, 10 voire même 15 années) au motif qu’ils avaient volé… pour manger ; qu’ils étaient vagabonds… car souvent sans famille ; que leur conduite était "mauvaise"… donc pas assez soumise à leur engagé ; ou tout simplement pour attentat à la pudeur… c’est-à-dire, par exemple, surpris à uriner contre un mur.
Ces enfants, âgés de 8 à 21 ans, ces "Oubliés du 20 décembre" comme je les ai une fois surnommés, ont abattu des travaux titanesques durant leur condamnation, leur rédemption passant forcément par la prière et le travail physique. Pendant les 15 années de travaux de construction d’une route carrossable, à flanc de falaise de la rivière Saint-Denis ; au cours des 8 années passées à édifier un pont d’une seule arche au-dessus du Bras-Guillaume, des accidents eurent lieu et certains périrent.
Ils sont vraisemblablement une douzaine de petits bagnards enterrés dans le cimetière de l’ancien pénitencier pour marmailles de l’îlet à Guillaume. "Que douze !" serait-on presque tenté de dire au vu de la durée d’existence de l’établissement (15 années) et de l’extrême difficulté des travaux entrepris. Oui, mais douze ! Douze quand même !! Douze marmailles, douze "petits" !!! Douze gamins des rues, enfants d’engagés, enfants d’affranchis dont l’indigence gênait notre belle colonie réunionnaise et que l’on a arrachés à leur famille puis expédiés dans ce nid d’aigle éloigné de l’îlet à Guillaume pour qu’ils ne polluent plus par leur misérable présence les élégantes villes coloniales.
N’ont-ils pas, eux aussi, comme tout "être humain", "droit au souvenir" ? N’est-ce pas intolérable, insoutenable, que leurs tombes soient gagnées par la végétation ?
Faut-il, dans notre département, s’inscrire dans les périodes clairement délimitées de l’histoire de l’esclavage pour avoir droit à la reconnaissance ?
En 2007, sous l’impulsion du secrétaire général de la préfecture de l’époque, M. Franck-Olivier Lachaud, une réhabilitation du site avait été tentée, aboutissant, début 2008, à sa protection au titre des monuments historiques. Au départ de M. Lachaud, tout le projet s’est écroulé comme un château de cartes, ce qui ne m’étonna guère tant le secrétaire général de la préfecture fut le seul à croire en un projet qui ne suscitait qu’indifférence voire dédain chez les décideurs locaux. F-O Lachaud impulsa un dernier élan à la réhabilitation en finançant le nettoyage du site par des chantiers de réinsertion. Ces jeunes ont fourni un travail… de bagnard… (que l’on m’excuse ce mauvais jeu de mot) pour un résultat nul puisque, les sentiers n’étant pas légalement ré-ouverts l’ONF n’a pu poursuivre leur œuvre. Bel exemple de travail inutile, et bel encouragement à la réinsertion pour les jeunes en question qui ont vu avec rancœur la végétation recouvrir en quelques semaines les vestiges qu’ils avaient dégagés en trois mois de travail acharné et exténuant.
Le site de l’ilet à Guillaume est propriété du conseil général, situé sur la commune de Saint-Denis, appartenant au domaine du parc national, géré par l’ONF, et utilisé par la SODIAC pour faire courir sa canalisation du Bras-Citron qui alimente le chef-lieu, canalisation qui, elle-même, loue un passage sur la passerelle du Bras-Guillaume (qui menace officiellement de s’effondrer), passerelle qui (si je ne me trompe) appartient à la ville mais est érigée sur un sol départemental. Ajoutons à cela un chiffrage astronomique de sécurisation des sentiers d’accès fixé par le BRGM, dont les impératifs de travaux sont incontournables pour permettre un lever de l’arrêté préfectoral d’interdiction (même une mobilisation associative ne peut évacuer ni contourner les conditions fixées par le BRGM).
Beaucoup de monde à mettre d’accord, certes. Mais aussi beaucoup d’acteurs qui, en s’unissant, et avec la volonté d’aboutir, pourraient désenclaver ce site hautement historique et magnifique, à deux pas du chef-lieu.
Quelques jours avant qu’il ne rejoigne la métropole, j’avais fait part à M. Lachaud de mon inquiétude de voir le projet dépérir après son départ. Il me fit répondre : "Rassurez-vous : la parole de l’État est engagée, la parole de l’État sera tenue".
Presque deux années après, on peut constater avec amertume le "progrès" suivant : la Réunion bénéficie depuis 2008 d’un nouveau site protégé au titre des monuments historiques… mais officiellement inaccessible au grand public. Les âmes oubliées des petits bagnards étouffent de plus en plus sous les ronces et les bambous qui submergent tout, jusqu’aux cailloux délimitant les sépultures. Ces mêmes ronces, en gommant toute trace des enfants martyrs, semblent hélas entraver ce qui devrait être un élan naturel de notre cœur en mémoire de marmailles ayant injustement souffert.
Au XIXe siècle, aux yeux de la justice, de la police, de la société tout entière, l’enfant était passible du même traitement qu’un prévenu adulte. L’un comme l’autre étaient des "êtres humains" jugés déviants, délinquants, auxquels on appliquait des peines longues et éprouvantes, qu’ils aient 8 ou 88 ans.
En notre XXIème siècle, il semble que l’équivalence de traitement ne soit plus de mise. L’enfant mort à l’îlet à Guillaume n’est pas considéré comme un être humain puisque lui, se voit refuser le "droit au souvenir".
Pascale MOIGNOUX
Ecrivaine
"Tout être humain a droit au souvenir". Il est évident qu’on ne peut qu’approuver une telle déclaration, et applaudir une telle initiative.
Toutefois, une question lancinante me tourmente depuis plusieurs années déjà et m’interpelle avec plus de force depuis cette inauguration. Quand on déclare que "tout être humain a droit au souvenir ", englobe-t-on les enfants dans cette dénomination d’ "être humain" ?
La question n’est nullement provocatrice.
Jugeons-en : dans les hauts de la rivière Saint-Denis, un site historique se meurt dans l’indifférence générale, celui du pénitencier pour enfants de l’îlet à Guillaume où, de 1864 à 1879, on expédia plusieurs milliers de jeunes âgés de 8 à 21 ans pour y purger des peines de quelques jours à plusieurs années (5, 10 voire même 15 années) au motif qu’ils avaient volé… pour manger ; qu’ils étaient vagabonds… car souvent sans famille ; que leur conduite était "mauvaise"… donc pas assez soumise à leur engagé ; ou tout simplement pour attentat à la pudeur… c’est-à-dire, par exemple, surpris à uriner contre un mur.
Ces enfants, âgés de 8 à 21 ans, ces "Oubliés du 20 décembre" comme je les ai une fois surnommés, ont abattu des travaux titanesques durant leur condamnation, leur rédemption passant forcément par la prière et le travail physique. Pendant les 15 années de travaux de construction d’une route carrossable, à flanc de falaise de la rivière Saint-Denis ; au cours des 8 années passées à édifier un pont d’une seule arche au-dessus du Bras-Guillaume, des accidents eurent lieu et certains périrent.
Ils sont vraisemblablement une douzaine de petits bagnards enterrés dans le cimetière de l’ancien pénitencier pour marmailles de l’îlet à Guillaume. "Que douze !" serait-on presque tenté de dire au vu de la durée d’existence de l’établissement (15 années) et de l’extrême difficulté des travaux entrepris. Oui, mais douze ! Douze quand même !! Douze marmailles, douze "petits" !!! Douze gamins des rues, enfants d’engagés, enfants d’affranchis dont l’indigence gênait notre belle colonie réunionnaise et que l’on a arrachés à leur famille puis expédiés dans ce nid d’aigle éloigné de l’îlet à Guillaume pour qu’ils ne polluent plus par leur misérable présence les élégantes villes coloniales.
N’ont-ils pas, eux aussi, comme tout "être humain", "droit au souvenir" ? N’est-ce pas intolérable, insoutenable, que leurs tombes soient gagnées par la végétation ?
Faut-il, dans notre département, s’inscrire dans les périodes clairement délimitées de l’histoire de l’esclavage pour avoir droit à la reconnaissance ?
En 2007, sous l’impulsion du secrétaire général de la préfecture de l’époque, M. Franck-Olivier Lachaud, une réhabilitation du site avait été tentée, aboutissant, début 2008, à sa protection au titre des monuments historiques. Au départ de M. Lachaud, tout le projet s’est écroulé comme un château de cartes, ce qui ne m’étonna guère tant le secrétaire général de la préfecture fut le seul à croire en un projet qui ne suscitait qu’indifférence voire dédain chez les décideurs locaux. F-O Lachaud impulsa un dernier élan à la réhabilitation en finançant le nettoyage du site par des chantiers de réinsertion. Ces jeunes ont fourni un travail… de bagnard… (que l’on m’excuse ce mauvais jeu de mot) pour un résultat nul puisque, les sentiers n’étant pas légalement ré-ouverts l’ONF n’a pu poursuivre leur œuvre. Bel exemple de travail inutile, et bel encouragement à la réinsertion pour les jeunes en question qui ont vu avec rancœur la végétation recouvrir en quelques semaines les vestiges qu’ils avaient dégagés en trois mois de travail acharné et exténuant.
Le site de l’ilet à Guillaume est propriété du conseil général, situé sur la commune de Saint-Denis, appartenant au domaine du parc national, géré par l’ONF, et utilisé par la SODIAC pour faire courir sa canalisation du Bras-Citron qui alimente le chef-lieu, canalisation qui, elle-même, loue un passage sur la passerelle du Bras-Guillaume (qui menace officiellement de s’effondrer), passerelle qui (si je ne me trompe) appartient à la ville mais est érigée sur un sol départemental. Ajoutons à cela un chiffrage astronomique de sécurisation des sentiers d’accès fixé par le BRGM, dont les impératifs de travaux sont incontournables pour permettre un lever de l’arrêté préfectoral d’interdiction (même une mobilisation associative ne peut évacuer ni contourner les conditions fixées par le BRGM).
Beaucoup de monde à mettre d’accord, certes. Mais aussi beaucoup d’acteurs qui, en s’unissant, et avec la volonté d’aboutir, pourraient désenclaver ce site hautement historique et magnifique, à deux pas du chef-lieu.
Quelques jours avant qu’il ne rejoigne la métropole, j’avais fait part à M. Lachaud de mon inquiétude de voir le projet dépérir après son départ. Il me fit répondre : "Rassurez-vous : la parole de l’État est engagée, la parole de l’État sera tenue".
Presque deux années après, on peut constater avec amertume le "progrès" suivant : la Réunion bénéficie depuis 2008 d’un nouveau site protégé au titre des monuments historiques… mais officiellement inaccessible au grand public. Les âmes oubliées des petits bagnards étouffent de plus en plus sous les ronces et les bambous qui submergent tout, jusqu’aux cailloux délimitant les sépultures. Ces mêmes ronces, en gommant toute trace des enfants martyrs, semblent hélas entraver ce qui devrait être un élan naturel de notre cœur en mémoire de marmailles ayant injustement souffert.
Au XIXe siècle, aux yeux de la justice, de la police, de la société tout entière, l’enfant était passible du même traitement qu’un prévenu adulte. L’un comme l’autre étaient des "êtres humains" jugés déviants, délinquants, auxquels on appliquait des peines longues et éprouvantes, qu’ils aient 8 ou 88 ans.
En notre XXIème siècle, il semble que l’équivalence de traitement ne soit plus de mise. L’enfant mort à l’îlet à Guillaume n’est pas considéré comme un être humain puisque lui, se voit refuser le "droit au souvenir".
Pascale MOIGNOUX
Ecrivaine