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Courrier des lecteurs

Ceci n’est pas Mahé de La Bourdonnais


Par M. Caro - Publié le Jeudi 11 Mai 2023 à 03:58

Ceci, ce bronze monumental qui trône au milieu du Square Labourdonnais à Saint-Denis de La Réunion, n’est pas Mahé de La Bourdonnais. C’est une œuvre, c’est-à-dire une création de l’imaginaire, réalisée par un artiste qui ne l’a d’ailleurs pas connu de son vivant. Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais a vécu entre 1699 et 1753. La statue qui le représente, elle, a été réalisée à Paris entre 1846 (date du lancement de la commande) et 1856 (date de la pose sur la Place du Gouvernement, à Saint-Denis donc). En somme, cette œuvre que vous voyez sur le square n’est pas Mahé de La Bourdonnais. C’est une image créée à partir de l’idée que se faisaient de lui ceux qui ont passé la commande (et l’artiste bien évidemment, le parisien Louis Rochet). Ceux qui ont passés la commande, ce sont des souscripteurs, c’est-à-dire des personnalités locales qui étaient probablement fortunées, et assurément « libres » : probablement fortunées parce qu’il fallait des moyens financiers considérables pour passer une telle commande à Paris et la faire livrer dans l’île ; et assurément « libre » parce qu’en 1846 l’abolition n’avait pas encore eu lieu, et que par conséquent les esclaves n’étant pas des citoyens, ils ne pouvaient pas passer cette commande.

Qu’est-ce qu’une commande ? Une commande, comme aujourd’hui, c’est avant tout un cahier des charges : celui qui passe une commande à un artisan ou à un artiste lui dit précisément ce qu’il veut… Nous n’avons pas aujourd’hui la trace de ce cahier des charges, mais nous avons le « produit fini ». Nous avons une statue monumentale en bronze (le matériau le plus noble et le plus durable pour une sculpture), posée sur un piédestal imposant, lui-même reposant sur un escalier cerclé par des barrières. Qu’est-ce que cela pourrait vouloir dire ? Probablement que la volonté était de rendre le personnage représenté imposant, de montrer sa hauteur et sa grandeur. Avec en plus une volonté de protéger cette figure (d’où certainement les barrières autour). Ce socle, dans sa totalité, exprime déjà l’admiration portée par les souscripteurs à la personne représentée.

Cette œuvre est donc un choix fait par une partie des citoyens de l’île Bourbon, alors sous régime de l’esclavage. Ils ont vraisemblablement souhaité le représenter dans toute sa grandeur, ils ont souhaité rendre hommage à une figure, pour eux, imposante. En d’autres termes, ils ont représenté leur héros comme ils l’imaginaient. C’était leur choix également de rappeler ses hautes fonctions sur le socle imposant : « Commandant des armées navales du Roi » et « Gouverneur général des îles de France et de Bourbon ». Ce n’est donc pas là un simple rappel de l’existence de cet homme (une plaque pour nommer une rue…), mais c’est une œuvre érigée à la gloire d’une figure jugée comme importante par une partie de la population de l’époque.

La question n’est pas ici de savoir s’ils avaient raison ou tort. Le monde n’est pas binaire (pour/contre, oui/non, noir/blanc, etc.), pas du tout. Ils ont fait ce qu’ils ont fait, et nous n’avons, ni vous ni moi, le pouvoir de les juger.

En revanche, nous pouvons légitiment nous demander si ce qu’il représente est, aujourd’hui encore, en adéquation avec nos valeurs ? Tous ceux qui ont écrit à La Réunion ou ailleurs sur cette affaire durant ces derniers jours l’ont reconnu : en plus d’être le Commandant des armées navales du Roi et Gouverneur général des îles de France et de Bourbon, Mahé de La Bourdonnais a été un important esclavagiste : il a intensifié la traite vers Bourbon (c’est-à-dire augmenté le nombre des esclaves dans l’île), et il s’est servi de cette main d’œuvre pour développer l’économie de l’île (et au passage faire sa fortune personnelle). Comme tout homme (et femme), il a sa part d’ambivalence, il n’est pas binaire. Alors ? L’esclavagiste qu’il était peut-il incarner les valeurs démocratiques pour lesquelles le monde (devenu) libre s’est battu ? Qui a la réponse ?

Moi-même, je ne l’ai pas. D’ailleurs, un grand débat a été lancé sur qui peut légitiment se prononcer ou pas, en fonction de qui est historien ou pas ? Pour ma part, je ne suis pas un historien. Mais, pour reprendre les termes de Dureau Reydellet qui écrit des ouvrages de référence sur Mahé de La Bourdonnais (et sur l’histoire de La Réunion), je suis un « féru d’histoire ». Je me permets ici de citer Dureau Reydellet, parce que comme nos érudits historiens, je me suis appuyé sur lui, Dureau Reydellet, qui n’est pourtant pas un historien. Par exemple, ses recherches sont de fait validées par le courrier de Prosper Eve du 27 avril 2023 qui s’appuie quasi exclusivement sur l’un de ses ouvrages pour défendre le statut de Mahé de La Bourdonnais. Ouvrage dont je recommande vivement la lecture : « Bourbon d’hier, La Réunion d’aujourd’hui, Faits et anecdotes » (Azalées Éditions, 1995). Propser Eve, pour déployer son argumentaire empreint d’émotions portant sur le triste sort de Marie-Madeleine (la fille illégitime de Mahé de La Bourdonnais), synthétise en effet de manière très pertinente les quatre pages que le féru Dureau Reydellet écrit à son sujet. Et il a raison.

Il a raison (mais il aurait tout de même pu donner la référence de l’ouvrage), car il est important de s’appuyer sur de l’existant, et en l’occurrence sur une littérature que nous avons abondante, mais qui malheureusement reste très peu connue ! Alors, par-delà la question de déplacer ou pas la statue qui est sur le Square Labourdonnais, il y a celle de notre propre rapport à notre île, à son histoire, et à la connaissance que nous pouvons en avoir. Merci Dureau Reydellet, pour les précieux ouvrages que vous avez pu nous offrir sur le sujet ! Merci également à Philippe Haudrère, Paule-Marie Bolton, Jacky Ryckebusch, ainsi que le service des Archives Départementales de La Réunion pour les excellentes publications qu’ils ont réalisé sur La Bourdonnais ! Et ils sont nombreux nos auteurs, historiens ou férus (peu importe), à avoir écrit sur le sujet !

Je conclurai donc en donnant moi aussi un énième avis sur le sujet qui nous occupe en ce moment : déplaçons la statue ! Mais pas pour les raisons évoquées ici et là, non, pour une autre encore : jamais je n’avais eu l’occasion d’en apprendre autant sur mon histoire dans la presse ! Jamais je n’avais eu l’occasion de lire tous les jours dans tel ou tel journal d’information, qu’il soit en papier ou numérique, autant d’informations sur le passé de l’île ! Alors moi je dis que, s’il faut attendre de déplacer une statue pour avoir enfin un débat sur notre histoire, déplaçons-les toutes ! Qu’on en parle, qu’on parle enfin de Marie-Madeleine (ce qui n’avait jamais été fait en 167 ans, mis à part les 4 pages de Dureau Reydellet, et je lui en suis reconnaissant), mais qu’on parle aussi de Santerre, le fis illégitime de Mahé de La Bourdonnais, ou encore de Charlotte-Françoise, son autre fille, qui mourut à l’âge de 79 ans, avec tous les ans, et ce jusqu’à sa mort, une rente annuelle offerte par la Colonie (par La Réunion donc), parce qu’elle était la fille légitime de celui dont on parle… En fait, la question n’est pas de déplacer ou pas la statue, mais bien celle de s’intéresser (enfin) à notre histoire. Alors, si cela doit passer par le déplacement d’un monument… je n’ai rien contre ! Parce que, finalement, comme la statue n’est pas l’homme lui-même, déplacer sa statue ne changera rien à son statut !




1.Posté par C.J. le 11/05/2023 07:23

Avec l'autorisation de l'auteur, en lecture tout simplement :
[À Ho Chi Minh Ville (Saigon) au Vietnam, on rénove le patrimoine architectural issu de l’époque coloniale française, colonisation qui a été combattu par le peuple vietnamien. Ailleurs, on déboulonne au nom du « peuple » que l’on prétend représenter au tribunal de l’Histoire… sans mesurer que d’autres demain pourrait débaptiser ce que des prédécesseurs auraient baptisés. Dire qu’à une époque où j’avais été maire, j’avais réussi le tour de force de réunir et Paul Vergès et André Gonthier pour discuter de l’avenir de la commune dont ils avaient eu la charge. Et pourtant, et pourtant, combien de portois se rappelaient que André Gonthier avait été élu par la fraude, avec la complicité du pouvoir de l’époque Debré. Heureusement que le sens commun peut nous amener à être moins sectaire, sans céder à l’oubli des responsabilités des personnes qui ont néanmoins accompli des choses positives malgré des actes par ailleurs condamnables.À moins de fixer des degrés dans l’inconcevable. Cela me rappelle un ancien « camarade » qui me disait qu’il fallait relativiser le nombre des étudiants morts de la Place Tian’anmen par rapport à la population chinoise. Bref, chacun ses convictions… Pierre VERGES ]

2.Posté par C.J. le 11/05/2023 07:39

En clair, la "reine de Sindni " la reine betsi,n'est pas rentrée dans l'Histoire !
L'Histoire d'un monde nouveau sans rancœur du passé .

3.Posté par Robert le Diable le 11/05/2023 12:29

Lu dans "Histoire de l'île Bourbon de 1643 à 1848" de Georges Azéma :

"Ces colonies étaient alors dans l'enfance et presque abandonnées. Quelques colons venus de Bourbon, le peu de Français échappés au massacre du fort Dauphin qui s'y étaient établis, et quelques familles arrivées d'Europe, composaient toute la population de l'île de France. Partout régnaient la licence et l'anarchie. Les conseils judiciaires des deux îles, dont l'un dépendait de l'autre, se trouvaient divisés. Il n'y avait ni magasins, ni fortifications, ni hôpitaux, ni troupes, ni commerce, ni marine. L'agriculture était négligée ; point de police nulle part. Il fallut tout créer. Labourdonnais réveilla l'activité et l'industrie parmi les habitants. Il leur fit cultiver le riz, le blé, et d'autres grains nourriciers pour assurer la subsistance. Il avait apporté du Brésil le manioc,
qui, préparé, forma la nourriture des esclaves. Il fit le premier des plantations de cannes à sucre. Il établit des fabriques de coton et d'indigo. Sans ingénieur ni architecte, il exerça lui-même cette double fonction. Il forma des ouvriers, fit couper et façonner tous les bois propres à la marine, fabriqua des pontons pour caréner et décharger les vaisseaux.

Il construisit des gabares pour les fournitures d'eau et le transport des matériaux, Il fit radouber sur les lieux les navires de côte et ceux d'Europe. En1737 il construisit un brigantin, en 1738 trois bâtiments, dont un de 500 tonneaux. Il fit élever à Bourbon, dans le quartier Saint-Denis, un pont suspendu, soutenu par quatre mâts do 60 pieds de longueur, qui avait 130 pieds de portée sur la mer, à l'extrémité duquel était placé un escalier qui s'élevait et s'abaissait à volonté, et où venaient aborder les chaloupes, que l'on chargeait et déchargeait sans difficulté.
Cette curieuse jetée, qui n'était pas finie, fut renversée par l'impétuosité des vagues dans l'ouragan de 1760. Il jeta, dans la même île, les fondations de l’hôtel du gouvernement, le plus bel édifice de la colonie. Dans l'espace de treize ans qu'il a gouverné ces îles, il parvint à y établir des ponts, des aqueducs, des magasins, des arsenaux, des batteries, des fortifications, des moulins, des quais, des bureaux, des boutiques, créations étonnantes opérées comme par magie dans des pays dénués de secours."

Après peut-on dire de lui que ce n'était qu'un esclavagiste ?

4.Posté par Robert le Diable le 11/05/2023 12:31

Toujours du même auteur, concernant cette statue :

"Mais c'est par des monuments publics que les grands hommes doivent être honorés. La pensée de consacrer ainsi la mémoire du vainqueur de Madras appartient à M. Graëb, ancien gouverneur de la colonie, qui inspira au ministre de la marine, en 1845, l'idée d'ouvrir à cet effet une souscription nationale, La France, dont Labourdonnais fut le sauveur, l'Inde, qui devint le principal théâtre des actions qui l'ont immortalisée, les îles Maurice et Bourbon, que son puissant génie avait en quelque sorte créées, s'associèrent à cette belle et généreuse pensée, dont l'exécution fut confiée, en 1853, aux mains habiles du statuaire Rochet. M. Hubert-Delisle, gouverneur de la colonie de Bourbon, compléta l'œuvre si noblement conçue, et inaugura avec solennité, le 15 août 1856, ce monument de bronze, qui est placé sur la place du Gouvernement. M. Labourdonnais, ami et collègue de M. J. B. Azéma, l'un de nos gouverneurs, et qui tint sur les fonts baptismaux M. François-Jean Azéma, ancien procureur général, fils de ce dernier, lui légua son épée, qui a été religieusement conservée dans la famille de l'auteur de cette histoire, comme un des grands souvenirs de nos annales."

5.Posté par Omarie le 12/05/2023 12:39

@3,4. Robert le diable

Le travail des historiens constitue à retracer l'histoire en cherchant à éclairer ses zones d'ombre autant que possible. C'est un travail minutieux qui ne doit jamais s'arrêter. Cependant, leurs travaux sont peu connus ou inconnus du grand public. Pour susciter plus d'intérêt, il faudrait peut-être vulgariser certains de leurs ouvrages pour les mettre à la portée du plus grand nombre, notamment des scolaires. Ainsi, les historiens contribuent au "travail de mémoire" à travers leurs recherches, leurs conférences, etc.

Cependant, le "devoir de mémoire" est avant tout une affaire de conscience collective dont personne n'est maître mais pour laquelle l'Etat, les institutions, les élus, les personnalités civiles, les chercheurs et les associations... doivent travailler ensemble.

Ce n'est pas parce Mahé de Labourdonnais a fait construire des ponts, des fortifications, fait planter du riz, du manioc et de la canne...qu'il est un "modèle" et qu'on doit le glorifier. On ne compte pas le nombre d'esclaves qui se sont échinés sur ces édifications, et dont le sang et la sueur ont fait fructifier les champs. C'est surtout à eux que nous devons rendre hommage et le fait de déplacer une statue n'est qu'une goutte par rapport à l'océan de l'oubli dans lequel ils ont été laissés trop longtemps. C'est la moindre des choses que nous leur devons, à eux qui ont payé le prix le plus fort et dont personne ne peut envier le destin. C'est cette vérité qui doit être enfin assimilée par tous, aussi douloureuse qu'elle soit.

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