Ce qui sépare Mitterrand et Rocard, c’est d’abord leur culture. Qu’on l’aime ou pas, la culture encyclopédique de Mitterrand, ses talents littéraires étaient reconnus de tous, comme sa maitrise remarquable de la langue française et son art oratoire consommé qui lui permettait de retourner même les auditoires les plus hostiles. Michel Rocard lui, a fait des études de sciences politiques puis l’ENA et a choisi l’Inspection des Finances, au grand désespoir de son père Yves, qui lui en voudra longtemps. Yves Rocard était professeur à l’Ecole Normale Supérieure, après avoir été un brillant élève de cet établissement. Mais ce physicien de renommée internationale était surtout, ce que beaucoup ignorent, le père de la bombe atomique française. Yves Rocard n’avait jamais admis que son fils puisse préférer aux études scientifiques une formation dans des écoles de « baratinage » pour reprendre sa cruelle formule.
Mais ce qui séparait les deux hommes, c’est aussi et surtout la politique, le pouvoir et sa conquête. C’est contre François Mitterrand, Garde des Sceaux pendant la guerre d’Algérie, que Michel Rocard, alors étudiant, fait ses premières armes en politique. Puis c’est contre toute alliance avec le Parti Communiste Français qu’il entend rénover la Gauche française, alors que Mitterrand prône le Programme Commun et fait le pari que c’est le PS qui en sortira gagnant. Quand Rocard rejoint le PS en 1974, lors des Assises du Socialisme, son objectif après le second échec de François Mitterrand à la présidentielle est clair. Il veut imposer sa ligne et prendre le pouvoir au sein du parti qu’il vient d’intégrer. Démarre alors un procès en imposture et en archaïsme en direction de François Mitterrand, avec une guerre qui éclate au grand jour en 1978.
Dans cette guerre, dont François Mitterrand, on le sait maintenant, sortira vainqueur, les deux courants socialistes et leurs leaders ne vont pas ménager leurs coups. L’épilogue final s’est déroulé sur plusieurs pages dans Le Point de la semaine dernière, quand Michel Rocard n’a pu cacher la haine qu’il portait à François Mitterrand qu’il accuse de tous les maux. La suite maintenant est entre les mains des historiens.
Pour revenir à la Réunion, les premières manifestations de cette guerre entre les deux leaders socialistes ont lieu en 1978, juste avant le fameux Congrès de Metz où Rocard dispute ouvertement à Mitterrand la direction du Parti socialiste, avec comme enjeu l’élection présidentielle de 1981. Pour Rocard, il s’agit d’engranger le maximum de soutiens, dans toutes les fédérations, même les plus faibles comme l’était alors celle de la Réunion. Et c’est Alain Vivien, le responsable socialiste des DOM, alors mitterrandiste indiscuté qui a rallié Rocard, qui est à la manœuvre. Il va obtenir de plusieurs dirigeants de la Fédération socialiste locale, dont Christian Dambreville et plusieurs autres, leur ralliement à Rocard, ou à Pierre Mauroy, son allié au Congrès de Metz. C’est le cas notamment de Wilfrid Bertil.
La seconde manifestation, c’est en 1980 quand plusieurs socialistes rocardiens, dont le plus éminent est l’universitaire Pierre Livet, se fendront d’une lettre publique interpellant ouvertement François Mitterrand, lors de sa visite à La Réunion, à quelques mois de la présidentielle. Les socialistes rocardiens refuseront d’accueillir François Mitterrand.
Mais le conflit le plus violent intervient en 1991. Mitterrand est alors président de la République, Rocard son Premier ministre. Gilbert Annette, maire de Saint-Denis, obtient du gouvernement Rocard la saisie des émetteurs de Télé Freedom. On connait la suite. Et c’est en pleine situation d’émeutes que Michel Rocard débarque à Saint-Denis en mars 1991, l’occasion pour lui de faire deux grandes déclarations.
La première, c’est pour accuser le PCR, et Paul Vergès, d’être à l’origine des émeutes. J’étais alors patron de la radio RFM et je me souviens encore des regards consternés qu’avaient échangé les journalistes à ce moment là. Comment un Premier ministre socialiste pouvait-il oser défier le tout puissant patron du PCR? C’était inenvisageable, à l’époque. Et d’ailleurs, quelques temps plus tard, François Mitterrand avait désavoué à demi-mots son Premier ministre, permettant au PCR de revenir dans la majorité présidentielle.
La seconde, c’est pour déclarer aux Réunionnais qui attendaient beaucoup de sa visite qu’il n’était pas « le Père Noël » et ne pouvait résoudre toutes les difficultés de l’ile dont il contestera d’ailleurs l’ampleur de la gravité en s’en prenant directement à la télévision au journaliste de RFO, le très professionnel Sulliman Banian. Les déclarations du Premier ministre feront repartir de plus belle les émeutes.
Mais quelques jours plus tard débarque à la Réunion, au titre de sa fondation, Danielle Mitterrand, l’épouse du président de la République. Passant outre les réserves du Préfet et l’opposition de Gilbert Annette, qui avait fui sa ville au plus fort des émeutes, Danielle Mitterrand accepte de rencontrer les manifestants, mieux répond favorablement à leurs invitations de se rendre au Chaudron sans protection policière. Le courage de Danielle Mitterrand, salué par les Réunionnais de tous bords et la presse, dont notre confrère Jacques Tillier, et ses déclarations suite à ce qu’elle découvre comme problèmes, vont, contrairement à celles de Rocard ramener le calme à Saint-Denis. Même si on découvrira plus tard que tout avait été négocié en amont par des émissaires de la présidence de la République et quelques caïds du Chaudron (en échange de quoi ?). Ce n’est pas un hasard si, sur les photos prises sur le mail du Chaudron, on voyait un de ces caïds fier de lui aux côtés de la femme du président de la République.
Mais l’histoire n’est pas terminée. Le mercredi qui suit la visite dans l’ile de Danielle Mitterrand, à la table du conseil des ministres, François Mitterrand, informé par son épouse des problèmes du Chaudron, fait la leçon à Michel Rocard, à son gouvernement et au ministre des DOM, Louis le Pensec. Ce rocardien historique prend très mal l’intervention du président de la République et se lève pour claquer la porte du Conseil. Il sera retenu in-extrémis par son voisin, qui le force à se rasseoir, évitant ainsi au gouvernement de la France un clash inédit à la table d’un conseil des ministres