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L’éducation selon le philosophe Vincent Cespédes

Nous avons rencontré le philosophe et écrivain Vincent Cespédes en visite à La Réunion, dans le cadre de "Un écrivain au CDI", une initiative de l'Abden-Réunion (Association des enseignants documentalistes de l'Education nationale de la Réunion). Également directeur de la collection "Philosopher" aux éditions Larousse, il vient tout juste de publier un livre "Magique étude du bonheur". Philosophe reconnu en France, il intervient dans des débats de société à travers le monde entier, et notamment sur l'éducation.

Ecrit par Karine Maillot – le jeudi 06 mai 2010 à 07H59

Sortir de l’érudition pure, arrêter de séparer l’intellectuel et le manuel, et concevoir l’apprentissage scolaire sous forme de jeu de rôle pour capter l’énergie du jeune, Vincent Cespédes nous propose une révolution éducative. Déjà en cours d’expérimentation dans quelques classes en métropole, selon lui, la philosophie doit se lancer dans de nouvelles recherches afin d’apporter des réponses utiles à la société.

Vincent, vous avez rencontré plusieurs centaines de lycéens pendant votre séjour sur notre île, quels sujets avez-vous abordé avec eux ?

J’aborde des thèmes qui intéressent la jeunesse, comme dans mes livres, tel que l’amour. Même s’ils ne vivent pas encore d’histoires d’amour, les adolescents se projettent avec toutes les complications qu’il présente déjà : la jalousie, la possession, l’envie de réussir, d’avoir du plaisir, l’envie ou pas de former un couple. Le deuxième grand thème, c’est le bonheur. Une réflexion sur ce qu’est être heureux et comment dépasser nos frustrations.

On nous dit souvent que cela sous-entend dépasser nos peurs. Je montre qu’il faut dépasser nos frustrations, dépasser nos comparaisons avec les autres pour trouver le véritable sens de sa vie. C’est important pour moi d’amener des jeunes de 16, 17 ans à s’interroger sur le véritable sens de leur vie. L’école offre peu d’occasions de réfléchir sur cette question là. Il y a toujours le programme et l’idée d’une efficacité, de passer le bac ou de passer des concours.

Je parle aussi de la connaissance. Je dis souvent que connaître quelque chose, c’est déjà agir sur ce qu’on connait. On se sent souvent impuissant quand on entend parler de guerres et de misères quelque part dans le monde. On se demande ce qu’on peut faire alors que l’on n’est pas médecin, par exemple. Alors je leur explique que connaître le pays et poser un regard fraternel sur cette culture que l’on ne connaît pas, c’est déjà agir. Je leur apprend ce que c’est que l’humanisme : d’autres êtres humains souffrent, alors c’est quelque part moi aussi qui souffre.

Quelle jeunesse est montrée selon vous dans les médias ou même dans la TV réalité, car vous avez fait un ouvrage là-dessus…

C’est une jeunesse complètement soumise qui est traduite dans les médias et dans les émissions de TV réalité. Une jeunesse qui obéit à une voix et à un jury insultant. On montre une jeunesse passive alors que ce n’est pas le cas. Je leur montre qu’être jeune, c’est apprendre à désobéir intelligemment.

C’est justement le rôle de la philosophie ?

La philosophie c’est nous donner la capacité de dire « non ». Mais pas un « non » de crise d’adolescent qui ne fait pas avancer, c’est un non fécond qui fait changer l’état du monde et qui fait reculer aussi l’injustice.

Quel est votre regard sur l’enseignement suite aux différentes réformes qui ont eu lieu en France ?

La crise dans l’Education nationale est liée aux habitudes des enseignants qui sont difficiles à changer. On a, pour l’instant, des réformes qui sont assez positives au niveau de la capacité à imaginer d’autres structures. On a jamais eu autant d’incitation à innover, pour expérimenter. Je suis généralement assez critique face à ce gouvernement mais je dois reconnaître qu’il y a là une incitation au corps enseignant à inventer d’autres structures.

Mais on voit que la résistance est présente chez les profs et chez les parents. Le gouvernement a pourtant fait son boulot, pas en terme de budget car il y a pas mal de professeurs en moins, mais en terme d’innovation. L’école a, aujourd’hui, une structure qui permet d’innover, de faire des cours avec plusieurs professeurs, de changer le système hebdomadaire. Le rôle de la philosophie, c’est aussi aider à inventer des pédagogies nouvelles, plus adaptées avec ce public, et peut-être qu’à ce moment là, l’école va réussir à se démocratiser.

Démocratiser l’école, c’est-à-dire ?

Aujourd’hui on parle beaucoup d’Internet et de facebook avec les jeunes. On est dans une sorte de révolution anthropologique, exactement comme avec Gutenberg et l’imprimerie. On pense complètement différemment depuis l’imprimerie. Dans un siècle, on pensera complètement différemment avec Internet. Il faut prendre acte de toute cette révolution du savoir. Internet nous donne tout dans l’érudition pure. Comprendre les maîtresses de Louis XIV c’est simple, on va sur Wikipédia. Est-ce qu’il faut encore s’encombrer la tête avec des choses d’érudition pure, je ne pense pas. Par contre, Internet ne nous donne pas le savoir-faire. C’est notamment ce que l’école doit nous apprendre aujourd’hui à acquérir.

Je pense surtout qu’il faut qu’on arrête cette distinction que l’on fait entre le travail intellectuel et le travail manuel. Tous les bons écrivains reconnaissent faire du travail artisanal : je prends ma phrase, je la forge comme je veux, c’est ça du travail manuel. Même en philosophie, on prend des concepts, on fait des phrases en trouvant une logique, c’est de la construction.

La philosophie est-elle abordable pour le commun des mortels ?

L’université est bloquée depuis les années 70. Elle ne produit plus de philosophes. Grosso modo, celui qui qui va être contre l’université va tenter de faire avancer un peu l’état de la philosophie. Je dirige une collection de philosophie chez Larousse. J’ai affaire à de nouveaux philosophes qui arrivent de nos universités, et c’est absolument catastrophique. Nous avons une philosophie complètement verrouillée sur l’histoire des idées et de la philo. On ressasse des vieilleries, on analyse des philosophes qui sont complètement dépassées dans pleins de questions. On fabrique des petits spécialistes complètement obtus et obsessionnels. Il faut qu’on se remette à faire de la recherche, à avancer afin d’apporter des réponses utiles à la société.

Le philosophe, c’est celui qui pense sa société et qui invente des outils intellectuels pour donner aux citoyens une nouvelle vision du monde. Aristote parlait de sa société, Kant parlait de la sienne. Il faut donc que nos philosophes parlent de leur société et non pas des problèmes du passé.

Avec Internet, on entre dans l’ère du dialogue qui est normalement l’ère de la philosophie. Fini l’époque du bénit oui-oui où le maître donne des réponses et l’élève écoute. Aujourd’hui un journaliste écrit un article et reçoit énormément de commentaires. Si la philosophie est à la mode aujourd’hui, ce n’est pas grâce à l’université mais grâce à l’interactivité qui se développe sur Internet.

Vous parlez d’éducation complice dans certains débats, qu’est-ce que c’est ?

Je pense qu’aujourd’hui l’éducation doit être déclinée sur le mode du jeu mais je ne prends pas le jeu comme une sorte de vernis pédagogique où on ferait jouer les élèves pour leur inculquer des connaissances poussiéreuses et du dogmatisme. Je pense d’avantage au jeu de rôle, comme par exemple Donjon et Dragon ou Le seigneur des anneaux que l’on retrouve aussi dans les jeux vidéos, ce qui permettrait au jeune d’être complètement investi dans la connaissance.

Les jeunes veulent tout connaître du monde magique et imaginaire du jeu vidéo, toutes les versions du jeu. Ils surfent des heures sur Internet. Ils lisent des livres. Le jeu de rôle a comme avantage d’avoir un maître du jeu et des joueurs. Les rôles sont très définis. Le maître n’a pas à être joueur sinon le jeu n’est plus possible. Il y a une interactivité, on suit une aventure, on décline pleins de connaissances, que ce soit des sciences, des mathématiques, y compris de la technologie. On les décline toutes sur le mode d’une aventure intellectuelle à vivre où les élèves seraient les joueurs et le maître du jeu serait celui qui campe la discipline comme une sorte d’univers à parcourir. Et là, ça permet de récolter l’énorme énergie des élèves quand ils s’y mettent, comme dans les jeux vidéos où on voit qu’ils ont une énergie intellectuelle. C’est en ce sens que le professeur devient l’allié et le complice des élèves. Si les élèves échouent, alors il échoue lui aussi.

L’école aujourd’hui privilégie les meilleurs, est-ce la bonne façon de faire ?

Vous savez, pour tester la solidité d’un pont, on ne fait pas la moyenne de la dureté des piliers mais on regarde les piliers les plus faibles pour savoir si le pont est solide ou pas. Je pense que c’est ce qu’on doit faire aujourd’hui au lieu de hisser les élèves les plus forts. L’école est faite pour une certaine classe et les autres on les blâme, on fait du harcèlement moral.

 

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